jeudi 19 novembre 2009

Redemption Songs in the Age of Corporations : Marvin Gaye et Stevie Wonder, des indivualités de génie

Alors que la "machine" Motown commençait à ne plus tourner à son régime habituel, des piliers de la maison, Marvin Gaye et Stevie Wonder, commencèrent à s'émanciper et à réclamer le contrôle artistique de leur musique. C'est cette étape que Nelson George, dans son livre The Death of R&B, appelle Redemption Songs in the age of corporations. C'est la prise de conscience sociale d'artistes revendiquant leur indépendance dans un environnement devenu dominé par la seule logique commerciale.



Marvin Gaye est un artiste clé de la Motown. Il est également une personnalité forte, complexe, tiraillée entre des aspirations et pulsions contradictoire. "Je crois que tout ce que je fais me vient de ma passion pour la vie, de ma curiosité et de ma capacité à m'investir. Je dois me plonger dans les profondeurs de la dépravation pour remonter vers les sommets de la spiritualité. Il n'existe aucun autre moyen pour devenir un artiste de qualité, mon ami".
Lié à la famille Gordy par son mariage avec Anna, sœur de Berry, de dix-sept l'aînée de Marvin, il est aussi marqué par la difficulté des rapports avec son père, un prêtre menant une double vie, se faisant parfois travesti. Victime des mauvais traitements infligés par celui-ci, il ajoutera le "e" à la fin de son nom de famille pour dissiper les allusions à une quelconque homosexualité.

En 1970, il est très marqué par la mort de sa partenaire Tammi Terrell, emportée par une tumeur au cerveau, cela faisait un moment que Marvin Gaye n'avait rien enregistré quand il se lança dans le projet qui allait devenir un classique absolu de la soul, peut-être son album de référence, What's Going On. Se cherchant pendant cette période, il avait même pensé laisser la musique de côté pour se consacrer au sport. Il comptait ainsi devenir footballeur professionnel (pas de soccer mais, bel et bien, de football américain). Bien évidemment recalé par les clubs sollicité, il entreprit, sans grand enthousiasme au début, de travailler sur une chanson que lui proposait ses amis d'alors Al Cleveland, un des songwriters de l'écurie Motown, et Renaldo "Obie" Benson, un membre des Four Tops. La chanson : "What's Going On". Puis, le déclic, l'évocation de problématiques "adultes" et socialement concernées : misère, criminalité, guerre du Vietnam, pollution et écologie.



Berry Gordy n'était pas très motivé par le projet mais cela faisait longtemps que Marvin n'avait rien sorti et cela n'était pas prudent, commercialement parlant, de laisser une carrière trop longtemps au point mort. Et il sortit l'album qui devint le plus vendu par Motown, conciliant réussites artistique et publique.

Si quelqu'un suivait l'émancipation de Marvin Gaye avec intérêt, c'est Stevie Wonder. Né Steveland Judkins, aveugle de naissance, il avait commencé a enregistré pour la Motown vers ses onze ans. Quant il attint sa majorité, il en profita par renégocier son contrat. Ses tubes le mettait en position de force pour obtenir la totale liberté artistique qu'il réclamait. Alors que Motown était alors partagée entre Détroit et Los Angeles, il s'installa à New York, loin de tout contrôle. Là, il s'initie aux synthétiseurs sous l'égide Robert Margouleff, pour enregistrer dans la foulée ses meilleurs albums.

Stevie Wonder, c'est l'artiste qui a reçu le plus grand nombre de Grammy Awards (22 !). Quoi que l'on puisse penser en terme de crédibilité artistique de ce type de récompense, cela introduit malgré tout une dimension objective. Stevie, c'est une facilité comme n'en possède peut-être qu'un McCartney, dans le même genre de l'évidence mélodique sur une fluidité rythmique.

Il y a quelques mois, dans une émission de Goutte de Funk (Divergence-FM, 93-9), nous évoquions un de ses instruments de prédilection, le clavinet :
"Question : à quel instrument est-il associé ? Si vous répondez l'harmonica, vous n'avez pas faux mais c'est l'autre versant de son œuvre qui nous intéresse ici. Entreprenons plutôt l'ascension par la face groove, où c'est le clavinet qui trône. Ascension qui nécessite d'abord de préciser ce qu'est cet engin. En se documentant sur le net, on tombe sur cette bien curieuse définition du clavinet, sur un site qui devrait pourtant, au vu de son nom (www.encyclopediefrancaise.com), inspirer confiance quant au maniement de notre belle langue... :
"Un clavinet est un instrument électrophonique de clavier de du , construit par la compagnie de Hohner . C'est essentiellement un clavicorde électroniquement amplifié, analogue à une guitare électrique. Son bruit staccato lumineux distinctif est apparu en particulier dans la trouille, la disco , la roche , et les chansons du reggae" (sic).
Vous aurez probablement deviné quels sont les mots erronés de cette traduction par la machine en un mauvais français. La "roche", c'est bien sûr le rock. Plus intéressant encore, le fait que funk ait été ici remplacé par "trouille". En fait, l'ordinateur chargé de la besogne ignore tout de la musique ("la roche" !) mais fait référence, dans le cas du funk, à une de ses traductions littérales, celle dérivant probablement du vieux flamand fonck : "a state of paralyzing fear", quand l'autre renvoie à la sueur et aux odeurs corporelles.


Passons, c'est en tout cas Stevie Wonder qui donnera ses lettres de noblesse au clavinet. Comme le raconte Hervé Salters (alias General Elektriks), ce grand mordu des claviers vintage : "Stevie Wonder a transformé le rôle du clavinet. C'était un instrument de salon destiné à imiter le clavecin. Il a posé ses mains dessus, a compris le potentiel rythmique de l'objet et l'a transformé en un instrument funk. (...) Autre exemple de l'influence majeure de Stevie : son utilisation des synthétiseurs Moog. Avant son album Music of My Mind, il était considéré comme un gadget. Sur ce disque, il fait du Moog une partie intégrante de l'arrangement, jouant dessus de multiples contre-chants ou des lignes de basse" (Vibrations n° 112, mars 2009).

Des lignes de basse... Justement. Pour M'Shell Ndeogeocello, Stevie Wonder, même s'il jouait ses lignes au clavier, est un de ses bassistes préférés, comme elle le confiait au magazine Bass Player, en 2005 : "To me, one of the greatest bass players of all time is Stevie Wonder. The way his keyboard bass percolates on “Boogie on Reggae Woman” (Fulfillingness’ First Finale)—oh my God, you don’t want to play after that!".

S'il a commencé à enregistrer à 11 ans, sous le nom de Little Stevie Wonder, et vite rencontré le succès, l'apogée artistique de sa carrière se situe entre 1972 et 1976. Il a ainsi attendu d'être majeur pour négocier un nouveau contrat avec Berry Gordy. Plus que la dimension financière, il exige avant tout d'avoir le contrôle artistique sur ses enregistrements. Ce qui lui est accordé. On pourra toujours considérer cette limitation temporelle comme arbitraire, c'est pourtant celle d'un cycle de 5 albums : Music of my Mind (1972), Talking Book (1972), Innervisions (1973), Fulfillingness' First Finale (1974) et, chef d'œuvre absolu, le double album Songs in the Key of Life (1976), où l'artiste n'a guère que 26 ans à sa sortie.

Musicien complet, Stevie Wonder compose, arrange et interprète lui-même une grande partie des instruments, quand ce n'est pas tous les instruments ! Avec le producteur Robert Margouleff, il réalise ses premiers albums solos, à partir de Music of My Mind, à l'Electric Lady studio, créé par Jimi Hendrix quelque temps avant sa mort. Par exemple, "Superstition" a été enregistré, à part les cuivres, en une seule nuit. Tous les instruments étant branchés et allumés en demi-cercle autour de Stevie, afin qu'il n'ait pas besoin de se déplacer pour passer de l'un à l'autre...

La chose la plus frappante quand on ré-écoute ces albums aujourd'hui, c'est tout simplement qu'il n'ont pas pris une ride. Pas une. Autant cette musique est profondément de son époque et n'aurait pas pu être enregistré avant, puisqu'il a grandement contribué à définir le son des claviers utilisés, comme nous l'avons signalé plus haut, autant elle pourrait être encore faite aujourd'hui. Sans cesse copié, jamais égalé : il suffit de jeter une oreille à Jamie Lidell pour s'en convaincre. La caractère novateur de sa musique trouve une illustration frappante avec un titre comme "Race Babbling", sur l'album Journey Through the Life of Plants de 1979, et qui sonne carrément comme un mix électro des années 2000, avec 20 ans d'avance !" (O.C., Goutte de Funk, 2009)

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