Motown célèbre ses cinquante ans. L'entreprise fondé par Berry Gordy a Détroit a considérablement marqué l'histoire de la musique de ce dernier demi-siècle mais a également fait figure de symbole. C'est une brillante illustration de l'American Dream, qui prend un sens d'autant plus particulier que son fondateur et dirigeant est noir. Les valeurs portées par Motown ont quelque chose de profondément américain, cette glorifiation de l'esprit d'entreprise d'un self made man. Les valeurs de Motown, c'est aussi une volonté d'intégration de la population noire qui souhaite toucher également un public blanc, sans pour autant se renier, dans un élan contemporain du Mouvement pour les Droits Civiques.
On ne pourra pas nier à Berry Gordy sa lucidité : "When I was 11 years old I was taking black newspapers into white neighborhoods to sell them, because I liked those newspapers, so I thought other people would like them, too. The first week I sold a lot of papers because I was cute. I took my brother the next week and didn’t sell any. One black kid was cute. Two—a threat to the neighborhood". Un peu comme les Auvergnats chez nous, en quelque sorte...
Cet événement commémoratif prend une résonance particulière depuis l'élection de Barack Obama à la Présidence de la République des Etats-Unis d'Amérique. Sa propre déclaration : "Motown a fait de moi l'homme que je suis" y a bien entendu participé. Le premier Président noir cite donc Motown et ce n'est pas qu'une parole en l'air. Julian Bond, le dirigeant de la N.A.A.C.P, la National Association for the Advancement of Colored People, ne dit pas autre chose : "Motown shaped the culture and did all the things that made the 1960s what they were. So if you don’t understand Motown and the influence it had on a generation of black and white young people, then you can’t understand the United States, you can’t understand America".
Bien naturellement, Berry Gordy y trouve matière à s'enorgueillir : "The thing that makes me so thrilled about the whole Obama experience, it's not just me but the whole world, it seems that we're joined together and it's the same philosophy that we've had for years and years and years. And knowing that Obama is a Motown lover, I'd like to think that some of his philosophical points came from that kind of thinking, that Motown-type thinking. So I'm extremely proud. I never thought in my lifetime that I would see a black man as president and there are so many dreams and aspirations not only of the black people but also of white people and that's what's so heart-warming about this all is that the white people feel the same way and it's so warming to me."
Si Motown a été une formidable entreprise commerciale et artistique, sa réussite a aussi été perçue avec une immense fierté par la population noire américaine. Dans un pays où cette dernière considère souvent le musicien blanc comme le "boy who stole the soul", Motown faisait figure de revanche sur le destin. Le succès des Glenn Miller, Elvis Presley et autres était perçu comme un vol de la musique noire par les Blancs. Donc une maison de disques dirigés par des Noirs et parvenant à vendre ses artistes au public blanc rencontrait l'adhésion.
Berry Gordy, au-delà de son flair pour les affaires, se sentait partie prenante d'un vaste mouvement, celui pour les Droits Civiques, mené notamment par Martin Luther King. C'est d'ailleurs une coïncidence locale que cette conférence ait lieu, ici à Montpellier, le même week-end que l'inauguration de la Maison Pour Tous Rosa Parks, autre figure emblématique de ce mouvement. C'est un fait moins connu que les nombreux tubes produits mais, parmi les disques sortis par Motown, figurent également les discours de Martin Luther King, pressés en vinyl par Gordy.
Pour simplifier les choses, on pourrait considérer qu'aux Etats-Unis, la population noire bascule entre deux grands courants, celui de l'affirmation nationaliste, revendiquant parfois le repli sur la communauté, et celui de l'intégration, cherchant à obtenir une égalité en s'adressant à tout le pays.
En termes musicaux, il est commun d'opposer Motown et son rival sudiste, Stax. Motown, c'est Détroit, Stax, Memphis. Dans la belle somme de Peter Guralnick, Sweet Soul Music (Ed. Allia), on part du postulat que Motown, c'est de la pop, en opposition avec Stax : "lorsque je parle de soul music, je ne me réfère pas à la musique du label Motown, phénomène presque exactement contemporain mais s'adressant bien plus au public de la pop, blanc et inscrit dans un processus d'industrialisation. (Pour Jerry Wexler, vice-président d'Atlantic Records et porte-parole de la faction rivale l'exploit de Motown fut de réaliser 'quelque chose qui sur le papier était impossible. Ils ont pris la musique noire et l'ont balancée directement au beau milieu des teenagers blancs américains.')" (cf. Sweet Soul Music, p. 10).
Cette opposition met en outre l'accent sur un rivalité géographique Nord / Sud, où seul le Sud, authentique berceau de la Soul, pourrait se targuer d'en produire, à la différence du Nord industriel. Cette distinction Nord / Sud est cependant réelle, comme en témoigne la façon dont Berry Gordy considérait le saxophoniste Junior Walker, originaire de l'Arkansas qu'il signa pourtant, ainsi que le raconte Francis Dordor, dans son évocation en 15 titres de Motown pour les Inrocks : "Au début Berry Gordy, patron de la Motown, ne semblait guère empressé d’accueillir un ensemble instrumental au sein d’une écurie constituée essentiellement de groupes vocaux, Temptations et autres Supremes. 'Ce plouc ne sait pas chanter. Et il ne sait pas lire non plus' répétait-il, faisant référence à l’illettrisme du saxophoniste qui avait signé son contrat sans pouvoir en déchiffrer le moindre mot, ce qui entre parenthèses nous en dit assez long sur le mépris des noirs urbains du nord envers ceux, ruraux , du sud".
Beaucoup plus trivial et pragmatique, Otis Redding expliquait la différence entre Stax et Motown par le fait que chez cette dernière, on faisait beaucoup d'overdubs lors des enregistrements. Alors que chez Stax, tous les instruments étaient enregistrés en même temps. Question technique donc, Stax mit aussi pas mal de temps avant d'investir ne serait-ce que dans un 4 pistes, or comme le dit Otis, "you can't overdub on a one-track machine".
Par ailleurs, il est même étonnant de lire un témoignage de Jerry Wexler, d'Atlantic Records, qui distribuait les disques Stax, qui confessait que leur musique était fréquemment qualifiée de "Motown Music" par le grand public ! "Which is a great tribute to Berry. That's why nowadays it takes people with more of an acute consciousness to distingush between Motown and all of our music : early Atlantic, southern Atlantic, Memphis, Muscle Shoals, Miami. Which was closer to the root. (...) But it didn't get us the fantastic global recognition that Motown got. People hear Wilson Pickett today and they think, "Motown" (...) It's the best measure of how much Berry Gordy accomplished. It takes people who are true fans - not just listeners - to have the energy and the drive to make that distinction" (David Simons, Studio Stories, BackBeat Books, 2004, pp. 107-108).
Cette opposition met en outre l'accent sur un rivalité géographique Nord / Sud, où seul le Sud, authentique berceau de la Soul, pourrait se targuer d'en produire, à la différence du Nord industriel. Cette distinction Nord / Sud est cependant réelle, comme en témoigne la façon dont Berry Gordy considérait le saxophoniste Junior Walker, originaire de l'Arkansas qu'il signa pourtant, ainsi que le raconte Francis Dordor, dans son évocation en 15 titres de Motown pour les Inrocks : "Au début Berry Gordy, patron de la Motown, ne semblait guère empressé d’accueillir un ensemble instrumental au sein d’une écurie constituée essentiellement de groupes vocaux, Temptations et autres Supremes. 'Ce plouc ne sait pas chanter. Et il ne sait pas lire non plus' répétait-il, faisant référence à l’illettrisme du saxophoniste qui avait signé son contrat sans pouvoir en déchiffrer le moindre mot, ce qui entre parenthèses nous en dit assez long sur le mépris des noirs urbains du nord envers ceux, ruraux , du sud".
Beaucoup plus trivial et pragmatique, Otis Redding expliquait la différence entre Stax et Motown par le fait que chez cette dernière, on faisait beaucoup d'overdubs lors des enregistrements. Alors que chez Stax, tous les instruments étaient enregistrés en même temps. Question technique donc, Stax mit aussi pas mal de temps avant d'investir ne serait-ce que dans un 4 pistes, or comme le dit Otis, "you can't overdub on a one-track machine".
Par ailleurs, il est même étonnant de lire un témoignage de Jerry Wexler, d'Atlantic Records, qui distribuait les disques Stax, qui confessait que leur musique était fréquemment qualifiée de "Motown Music" par le grand public ! "Which is a great tribute to Berry. That's why nowadays it takes people with more of an acute consciousness to distingush between Motown and all of our music : early Atlantic, southern Atlantic, Memphis, Muscle Shoals, Miami. Which was closer to the root. (...) But it didn't get us the fantastic global recognition that Motown got. People hear Wilson Pickett today and they think, "Motown" (...) It's the best measure of how much Berry Gordy accomplished. It takes people who are true fans - not just listeners - to have the energy and the drive to make that distinction" (David Simons, Studio Stories, BackBeat Books, 2004, pp. 107-108).
Berry Gordy lui-même a revendiqué le terme de pop pour qualifier la musique de Motown : pop, ça veut dire populaire et si vous vendez des millions de disques, vous êtes forcément populaires. “When I started in music,” he says, “it was for the cops and robbers, the rich and poor, the black and white, the Jews and the Gentiles. When I went to the white radio stations to get records played, they would laugh at me. They thought I was trying to bring black music to white people, to ‘cross over,’ and I said, ‘Wait a minute—it’s not really black music. It’s music by black stars.’ I refused to be categorized. They called my music all kinds of stuff: rhythm and blues, soul.… And I said, ‘Look, my music is pop. Pop means popular. If you sell a million records, you’re popular.’” D'ailleurs, le slogan de Motown, à partir de 1966, sera : “the sound of young America”, et non pas the sound of Black America .
Malgré certaines critiques ayant parfois qualifié la musique Motown de "beige", et cette volonté de s'adresser à tous, Berry Gordy considère aujourd'hui avoir été un militant du "Black and Proud" : "personne dans notre entourage voulait qu'on l'appelle "noir", "noir" était considéré comme un terme négatif dans les années soixante. C'était avant que Black devienne beautiful. Les gens disaient Negro. Mais je me suis dit : un mot est un mot et je veux que "black" signifie "amour". Diana m'appelait "Black" et je l'appelais "Black". Nous voulions que les gens soient fiers d'être noirs". ("For black people, bigotry was a fact of life. We grew up with that—that’s why Diana and I started calling each other “Black.” No one wanted to be called black at that time—“black” was considered a negative word in the 60s among the people we knew. This was before black was beautiful. People said “Negro.” But I said, “A word is a word, and I want ‘black’ to mean love.” Diana called me “Black” and I called her “Black.” We wanted people to be proud of being black").
Une des idoles de Berry Gordy a toujours été Sam Cooke. Celui-ci était une star immense dont la devise était : "you have to be universal". Là encore, son charisme pourrait trouver un écho dans une figure marquante de la scène politique américaine. Dans la manière de vouloir s'imposer à l'ensemble de la société américaine, sans rien renier de son identité, en cherchant bien, on pourrait trouver quelques similitudes avec Barack Obama.
En plein mouvement pour les Droits Civiques, Sam Cooke incarnait une forme radicale de cross-over, alors même que dans la forme ses chansons et leurs arrangements pouvaient paraître empreintes de concessions. Sam Cooke, à sa façon, va tomber des barrières, la première en abandonnant le gospel pour se lancer dans une carrière profane, la deuxième en visant le succès pop, c'est-à-dire à être apprécié aussi bien du public blanc que du public noir. "You have to be universal" !
Le succès de Harry Belafonte est une inspiration pour Sam Cooke à l'aube de sa carrière profane, et pas seulement pour l'influence calypso. La bonne présentation de celui-ci, qui ruine les stéréotypes sur les Noirs, est un modèle qu'il fait sien. Il cultive un look BCBG "Ivy League" du meilleur goût. Il faut, en effet, ne pas avoir l'air menaçant pour le Blanc, sinon il ne laisserait jamais sa fille dans les parages... Sam Cooke cultive donc cette élégance et cette distinction qui lui permette de dire : "when they see me, I'm the perfect american boy. That's all they can say about me". Pour autant, jamais il ne s'est renié : il fut ainsi un des premiers artistes noirs de premier plan à cesser de se défriser les cheveux.
Et aussi l'ambition, soutenue par une confiance en son talent en béton. "I have the natural desire to be recognized as being 'the best there is' in my chosen field, and for obtaining the material things that such recognition brings. But in my case it goes even deeper than that" ("j'ai le désir naturel d'être reconnu comme 'le meilleur qui soit' dans la catégorie que j'ai choisie, et d'obtenir les biens matériels qu'une telle reconnaissance apporte. Mais dans mon cas, ça va même bien au-delà de ça", Peter Guralnick, Dream Boogie, p. 336). Il a envie d'être reconnu à sa juste valeur par tous, sans distinction de classe ni de couleur.
En 1963, la tension grimpe dans le sud alors que le mouvement pour les droits civiques se développe. Quand des groupes de R&B passent en concert, la police se montre plus présente, intimidante. Là où les audiences sont mixtes, elle tend des cordes dans la salle, pour séparer les Noirs des Blancs. La position de Sam est inconfortable, "it's a hard spot to be in, knowing what the situation is and pretending everything is great", confiait-il à Bobby Womack : comment ne pas donner l'impression aux siens qu'il s'éloignait d'eux tout en continuant à séduire le public blanc ? Il y parvenait cependant, restant toujours proche de la rue, ne craignant pas les embrouilles : "this is where I come from, and if I get scared to come down here, then I'm in trouble" (ibid. p. 486).
Cette prise de conscience des problèmes raciaux qui touchent son pays mûrit pour aboutir au texte bouleversant de "A Change is gonna come". C'est à J.W. Alexander qu'il la chanta pour la première fois, comme étonné lui-même de cette chanson si différente de tout ce qu'il avait pu écrire jusqu'alors. Il la lui chanta plusieurs fois, en s'accompagnant simplement à la guitare, ému et excité à la fois. Avant de finir par dire : "I think my daddy will be proud" (ibid. p. 541). Il convient bien sûr de reproduire les paroles, évidemment, avant de préciser que ce n'est qu'à titre posthume que cette chanson rentra à la postérité :
SAM COOKE A change is gonna come
C'est cette chanson que citera Barack Obama lors de son élection : "it's been a long time coming". Sans minimiser les inégalités persistantes, à sa façon, l'aventure de Motown a, elle aussi, témoigné de ce changement en cours au sein de la société américaine.
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