Détroit, dans le Michigan, est la capitale de l'industrie automobile américaine, surnommé Motor-City, sa croissance au début du XXe siècle est très forte. Issu d'une famille très entreprenante, comme nous l'avons vu plus haut, Berry Gordy fut pourtant contraint de travailler un temps à l'usine. C'est cependant un type d'organisation qui l'influencera dans sa façon de structurer Motown.
Un modèle d''organisation
Si les liens familiaux sont au cœur du projet, Berry Gordy s'inspire de la division du travail qui caractérise l'industrie automobile... Le processus de création rentre dans la production line, la chaîne de production. Depuis l'Ecole de Francfort, on parle d'industrie culturelle. Et la métaphore industrielle correspond tout à fait au monde du divertissement américain. Hollywood, c'est "l'usine à rêves", Motown l'usine à tubes...
Si sa sœur Gwen l'a précédé dans la création d'un label, quand Berry Gordy se lance, il retient les leçons de son observation du marché de la musique. Il se porte d'abord acquéreur d'un petit pavillon, situé au 2648 West Grand Boulevard, qu'il aura vite fait de nommer "Hitsville U.S.A.". Ensuite, il fonde la Berry Gordy, Jr. Enterprises, l'éditeur Jobete Music, la Motown Record Corporation et l'International Talent Management Inc....
Mais l'esprit de famille se mêle intrinsèquement ici à la culture corporate. Le père Berry II est enfin très fier de son rejeton qui ne semblait pas, plus jeune, trop rentrer dans les clous. Les sœurs sont là, Anna épousera Marvin Gaye, Gwen, Harvey Fuqua.... Et Esther, l'aînée, sera toujours un "pilier" de Motown.
Afin de maîtriser au mieux le plus de maillons dans la grande chaîne de l'économie de la musique. Les disques sont enregistrés pour Motown, les chansons éditées par Jobete et la carrière des artistes gérée par ITM.
Motown est précurseur dans bien des domaines : par exemple, dans les techniques d'enregistrement, dans l'émulation par la concurrence interne, dans le création d'un département Artist Developement, courant aujourd'hui dans les majors de l'industrie du disques, voire dans le maniement de la "langue de bois".
Les auteurs sont mis en concurrence. La triplette H-D-H (Holland-Dozier-Holland), Smokey Robinson, Norman Whitfield et Barrett Strong, voire encore Berry Gordy rivalisent.
Le Quality Control Staff qui se réunira chaque semaine pour choisir démocratiquement quelles seraient les prochains disques à sortir des presses. Démocratiquement mais Berry Gordy possède cependant le droit de veto...
Ainsi, Norman Whitfield était sûr d'avoir écrit un tube : "I Heard Through the Grapevine". Le titre subit pourtant trois rebuffades. Norman Whitfield, qui avait écrit le morceau avec Barrett Strong, était convaincu de son potentiel commercial. Il en enregistra une première version, interprétée par Smokey Robinson & The Miracles. Elle ne passa pas le cap du Quality Control. Cela ne fit pas baisser les bras à notre homme. Il embaucha alors les Isley Brothers pour un nouvel enregistrement qui... connut le même sort que le premier. D'autres auraient certainement baissé les bras, pas lui, toujours persuadé de tenir là un hit en puissance. Il la proposa cette fois-ci à Marvin Gaye et choisit d'en ralentir la cadence. Berry Gordy n'était toujours pas convaincu.
Pas démonté, animé de la même conviction, Norman Whitfield en enregistra alors une quatrième version, interprétée cette fois-ci par Gladys Knight & The Pips, des "seconds couteaux" de la Motown, originaires d'Atlanta, toujours au cours de l'année 1967. Il leur accorda quelques semaines pour parfaire leurs arrangements vocaux, après que Marvin Gaye ait quand même passé deux mois sur la sienne, ce qui témoigne si besoin est du soin apporté à la production. La version cette fois-ciuptempo pouvait sonner assez "sudiste", inspirée notamment par le "Respect" d'Aretha Franklin... Ca y est, cette fois-ci, c'était la bonne. Et encore, ce ne fut pas sans mal que Gordy céda. En effet, selon l'article Wikipédia consacré à cette chanson, Norman Whitfield dut prendre Berry Gordy entre quatre yeux et le "séquestrer" pour lui faire écouter cette dernière mouture.
Quoi qu'il en soit, si le titre bénéficia d'une sortie en 45 tours, cela fut sans gros effort promotionnel. Les Pips durent s'appuyer sur leur réseau de disc-jockeys amis de par le pays pour obtenir que le disque soit diffusé sur les radios. Avec succès, puisque le morceau grimpa jusqu'au n°1 des charts R&B, le 25 novembre 1967 et devint en quelques semaines le single le plus vendu par Motown à ce jour.
Cela ne suffisait pas encore à Norman Whitfield. In extremis, il obtint que la version de Marvin Gaye sur son nouvel album, In The Groove. Et ce fut "I Heard It..." qui fut le plus diffusé par les disc-jockeys, plutôt que le single officiel de l'album, "You". Si le flair artistique de Berry Gordy fut pris à défaut sur ce coup-là, il n'en fut pas de même de son sens des affaires. Aussi la sortie en single fut-elle décidée. La version de Marvin Gaye devint donc, à son tour, après celles des Pips, n°1 des charts R&B et disque Motown le plus vendu (détrôné plus tard par le "I'll Be There" des Jackson 5).
Bien des années plus tard, félicité pour le son "révolutionnaire" de ce morceau, comparé à du "vaudou moderne" lors d'une interview, le journaliste lui demanda s'il avait eu l'impression de créer quelque chose de très particulier. Marvin Gaye eut l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y était pour rien : "J'étais trop jeune pour réagir ainsi et je ne me considérais pas encore comme un artiste. Je me contentais de faire tout mon possible pour qu'on puisse tirer quelque chose des chansons que j'interprétais, pour qu'on puisse en faire des disques. J'étais en studio avec Norman Whitfield, un producteur très doué qui travaillait aussi avec les Temptations à l'époque. Il m'a montré une voie que je croyais adéquate et je me suis lancé" (Les Inrockuptibles n° 25, 1990).
Le département Artist Development est partie intégrante de Motown. Les artistes de talent sont repérés, puis ils approfondissent leur formation afin de parfaire leur performances. Outre le travail musical, les artistes sont encadrés par un chorégraphe, Cholly Atkins, et encadrés pour soigner leur présentation. Plus étonnant, les services de Maxine Powell, professeur de maintien, patronne de la Finishing and Modelling School, sont sollicités. Elle intégrera Motown et son rôle sera important dans la création de l'icône Diana Ross. Elle chaperonnera même le groupe en tournée.
Le maniement de la "langue de bois" est enseigné aux artistes. De l'art de verrouiller le discours délivré aux journalistes.
Au niveau des techniques d'enregistrement, le savoir-faire Motown est incontestable.
La réflexion sur le son s'appuie sur un sens évident des réalités : la plupart des gens écoutent la musique à la radio et non sur une chaîne hi-fi de qualité. Donc les productions Motown sont conçues pour "sonner" même sur le plus basique des transistors. Tous les enregistrements sont donc testés sur un appareil de ce type avant de passer à l'étape suivante. Une certaine démocratisation du son ?
De même, Berry Gordy sait bien qu'un mix peut facilement faire illusion avec les grosses enceintes du studio et la qualité de l'équipement mais que, une fois, gravé sur vinyl, c'est moins sûr. D'où, là encore, la décision, de presser toute une série de mixes, dont les variations sont parfois infimes, afin de voir quelle est la version qui restitue le mieux les intentions des producteurs et la dynamique de la musique.
Le funk dans son jus : de brillants musiciens dans l'anonymat du Studio A
Loin de se réduire à l'image aseptisée souvent présentée, la Tamla Motown, c'est aussi du funk à l'état pur. On aura beau parler des overdubs, il faut quand même insister sur la la part de spontanéité, imposée par les cadences infernales d'enregistrement. Pour dire, le Studio A est resté ouvert 24/7 (24h sur 24, 7 jours par semaine), de 1959 à 1972 ! Pour suivre le rythme, il était impératif que les musiciens soient capables d'improviser, d'être créatifs, de se débrouiller avec leur partie sans qu'elle soit écrite ou trop précisément arrangée. C'est du moins ce qui semble ressortir des propos des membres des Funk Brothers, enfin reconnus à leur juste valeur et pour la première fois dans la lumière grâce au film documentaire Standing in the Shadows of Motown, en 2002... Vu que leurs noms n'étaient jamais crédités sur les pochettes, ils sont restés dans l'anonymat. Pire, Bob Babbitt, bassiste, témoigne du revers de cette non-créditation : "tous les requins de studios prétendaient avoir joué sur les disques de Motown afin de trouver du boulot, c'était considéré comme le plus gros bobard en cours du métier" (Télérama n° 2793, 2003).
Tous étaient issus de la scène jazz locale. Une fois encore, on mesure tout l'apport de types débauchés du jazz, cet apprentissage jazz leur donnant une incomparable souplesse, une capacité d'adaptation phénoménale. Peut-être est-ce là une preuve périphérique, une manière "en creux", de combien le jazz est la musique réellement majeure du XXème siècle, celle qui aura permis l'émergence de beaucoup d'autres.
Se désignant entre-eux comme les "Funk Brothers" (le nom n'a jamais été officiel), les Jack Ashford, Eddie "Bongo" Brown (percussions), Joe Hunter, Johnny Griffith, Earl "Chunk of Funk" Van Dyke (claviers), Uriel Jones, Richard "Pistol" Allen, "Papazita" Benjamin (batterie), James Jamerson, Bob Babbitt (basse) et autres Joe Messina, Eddie "Chank" Willis (guitares) s'enfermaient dans leur jus, dans le minuscule Studio A. Surnommé le "snake pit" (la fosse aux serpents), le local avait encore un sol en terre battue au début de l'aventure Motown. Si celle-ci est devenue quasiment légendaire, c'est par l'ambiance et la créativité des années passées dans la ville d'origine, Détroit. Le déménagement du label à Los Angeles est généralement considéré comme la perte d'une part de son âme, même s'il faut quand même rappeler que nombre de chefs d'œuvre majeurs du label datent de cette seconde période. Mais quand les "Funk Brothers" étaient à fond de cale, dans le Studio A, dehors c'était l'hiver rude de Detroit plutôt que le soleil californien, qui dessinait la couleur locale.
Berry Gordy savait bien qu'il tenait là une équipe de rêve, rien que du top notch. Les Funk Brothers restaient liés à Motown, ce qui ne les empêcha pas d'être sollicités par ailleurs. On les retrouve ainsi sur ce tube de 1966, interprété par The Capitols, "Cool Jerk". Si Gordy les autorisa, c'est peut-être aussi parce que l'auteur du morceau, Ralph Julius Jones, était marié à sa cousine Alice et qu'il était devenu le père adoptif du fils de cette dernière, le fils en question étant prénommé... Berry, en hommage à son oncle. Le genre de liens qui peut aider dès lors que l'on veut débaucher, même ponctuellement, l'orchestre du monsieur.
Inspiré d'une danse en vogue alors dans les clubs de Détroit, le pimp jerk, le morceau fut plus poliment intitulé "Cool Jerk". L'histoire retiendra qu'il est, à sa façon, un ancêtre involontaire du dub, puisque la section de cuivre oublia de se rendre à la session d'enregistrement et que le morceau fut édité tel quel.
Outre les Funk Brothers, signalons encore parmi les musiciens de Motown, les guitaristes Dennis Coffey et Melvin Ragin, qui rejoignirent le label plus tard. Rappelons juste que ce sont ces deux-là qui introduisent la wah-wah et participent à l architecture sonore de la periode suivante, sous l'égide de Norman Whitfield
Le funk de la Motown, outre la pléthore de grooves dévastateurs, se révèle dans l'investissement physique sur l'instrument. Deux anecdotes l'illustrent à merveille dans le film de Slutsky : le fait qu'il faille toujours ré-accorder le piano d'Earl Van Dyke, tellement il attaquait les touches avec force, l'usure du manche de la contrebasse de James Jamerson, là où il posait son pouce ! Retenons aussi la leçon, concise mais ultime, que Jamerson donnait à son fils en lui montrant le manche encrassé de sa basse : "the dirt keeps the funk". Nous sommes loin de l'image aseptisée de la Motown, le funk c'est la crasse...
James Jamerson, le "Tormented Genius" et sa Funk Machine
Pareille entreprise artistique collective connaît forcément son lot de destins tragiques. James Jamerson (1936-1983) en fait partie. Au même titre que Florence Ballard, évincée des Supremes, effacée par Diana Ross, ou l'intense et ingérable David Ruffin. Mis à la porte des Temptations, Ruffin revenait par la fenêtre. Se pointant sur scène alors même que le groupe avait déjà trouvé son remplaçant. Il fallait littéralement que le service d'ordre le mette dehors manu militari. Les abus de toutes sortes entraînèrent leur mort prématurée. David Ruffin eut droit à son échappée solo, ce qui convenait probablement à son ego, sans pourtant rencontrer forcément le succès. Comme avec ce titre délirant, "Me and Rock'n'Roll Are Here to Stay". Voici ce qu'en écrivait récemment Dordor : "Me & Rock’n’Roll… est la plus grande chanson de revanche de tous les temps. Jamais production n’aura été aussi spectaculaire avec les arrangements de Paul Riser qui semble vouloir inviter Richard Wagner à une funk party sous les chutes du Niagara. Section de cordes, de cuivres, chœur gospel, percussions, et la voix survoltée de Ruffin coiffant le tout : Me & Rock’Roll est le genre d’ ouragan paranoïaque qui vous colle au mur. Seul moyen de s’en faire une idée précise, puiser dans les références mythologiques : Thésée affrontant le Minotaure, le Capitaine Achab défiant Moby Dick, Moïse ouvrant les eaux de la Mer Rouge". Un autre membre des Temptations connut un destin tragique, Paul Williams que les problèmes d'alcoolisme conduiront à laisser le groupe, incapable de tenir sa place, et qui finit par se suicider, à quelques pas des locaux de la Motown...
Mais revenons à notre gros plan sur James Jamerson, devenu à titre posthume le "plus grand bassiste de tous les temps". Le projet de documentaire autour des Funk Brothers a germé par accident dans l'esprit de Slutsky quand il préparait un livre de partitions consacré à ses lignes de basse. Pour les retranscrire, il eut l'occasion de les écouter, séparées des autres pistes. Et ça l'a tout bonnement laissé sur le cul : "I was floored. They were just dripping with testosterone, bad whiskey, bad breath. It was the funkiest, grungiest thing I had ever heard in my life. It was like every single note was ready to explode".
Non content d'amener son incroyable sens du groove, Jamerson considérait que son apport était aussi une ouverture sur une dimension orientale qui, il faut bien le dire, est restée complètement inaperçue : "My feel was always an Eastern feel. A spiritual thing. Take "Standing in the Shadows of Love". The bass line has an Arabic feel. I've been around a whole lot of people from the East, from China and Japan. Then I studied the African, Cuban and Indian scales. I brought all that with me to Motown" (Rickey Vincent, Funk, The Music, The People, and the Rhythm of the One, p. 127). Tout ça joué avec un seul doigt, son index, qu'il appelait "The Hook".
Sa veuve insista auprès de Slutssky sur combien la frustration et l'amertume de n'être pas reconnu à sa juste valeur rongèrent profondément Jamerson. Au sein de la Motown, même s'il restait dans l'ombre, au moins avait-il la latitude de se montrer créatif sur son instrument. La page que lui consacre Phil Brodie est, pour l'instant, ce que j'ai trouvé de plus documenté sur le web. On y trouve des détails sur les difficultés post-Motown de Jamerson : "By 1979 things began to sour for Jamerson as chronic alcoholism, emotional problems, and medication-related mishaps plagued the bassist, leading to his eventual exclusion from the A-list of first-call session players. But the main root problem being emotional and a very deep depression. He found it very differcult to adjust to the differences between Detroit & LA methods of recording and most of the classic Motown artists had left the Motown Label. Another reason, new producers wanted him to use different strings, to alter his sound, they were writing music and not letting James put his soul into it. Everyone wanted him to sound different. They were gradually sapping him. It got to a stage where James would sit for hours listening to his old motown records where he played his funky bass lines, and remembering the freedom of his wild jamming nights, it was stressful and painful for him and for his family watching such a great musician so broken. As James Jamerson Junior said "Imagine someone going up to Dizzy Gillespie or Hendrix or some other inventive musician and demand that they play like everyone else. They were telling my Dad to stop being James Jamerson, It's not that he couldn't do it, he wouldn't". When the Funk Brothers came down to record with him late 79 they said he was a shadow of himself , it was as if someone had taken out his heart".
Nous retiendrons son enseignement, tel qu'il le confia à son fils, à propos du manche encrassé de sa basse : "the dirt keeps the funk".
Ici, l'extrait d'une émission de télé où il se livre à une petite démonstration, la basse sur les genoux, en même temps qu'il répond au journaliste...
Son fils a finalement vendu aux enchères la contrebasse de son père qu'il possédait encore lors du tournage du documentaire Standing in the Shadows of Motown. Au prix de 197 000 $, avouez que c'était tentant.
Par contre, cela fait longtemps que sa basse électrique Fender Precision, qu'il surnommait affectueusement sa "Funk Machine", a disparu. Elle lui a été volée quelque temps avant sa mort. Aujourd'hui, c'est un véritable avis de recherche qui est lancé pour retrouver "un des instruments les plus importants de l'histoire de la musique populaire" :
"It was a stock ’62 sunburst Fender Precision. The only part of the instrument that wasn’t stock was the heel of the neck, where James had carved the word ‘Funk’ into the wood and filled it in with blue ink." In addition to the carving, there are some other characteristics which only Jamerson’s son would recognize. If you think you might have Jamerson’s bass (or if you have info about its location), please call us at (650) 513-4414.
Help us put this historic instrument into the Rock & Roll Hall Of Fame".
Au cas où, vous savez maintenant où appelez !
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