Les articles de Francis Dordor, publiés sur la version en ligne des Inrocks, sont, à mon sens, la meilleure contribution sur le sujet, à la fois la mieux écrite et la plus sensible. Les textes de Dordor offrent, en effet, un regard à la fois personnel et documenté sur une sélection de disques emblématiques. Je ne résiste pas au plaisir de vous les proposer en lecture ci-dessous...
A l’occasion du 50ème anniversaire de la Tamla Motown, Francis Dordor goûte pour vous le miel sauvage de la ruche de Detroit, avec 15 disques, platinés ou discrets, qui ont fait la légende du label.
1. David Ruffin, Me & Rock’n’Roll Are Here to Stay (1974).
Créé le 10 février 2009 - par Francis Dordor
Dans les années 60, David Ruffin se considérait comme le chanteur vedette des Temptations. En réalité ils étaient deux à pouvoir le prétendre, lui et Eddie Kendricks, mais David s’était mit dans l’idée de bénéficier d’un traitement de faveur. Il exigeait de se déplacer dans une Cadillac affrétée rien que pour son usage personnel, de descendre dans des hôtels constellés de plus d’étoiles, et situés à l’écart, de toucher de plus gros cachets et surtout, à l’instar de Diana Ross & The Supremes, de voir sur les affiches et les disques son nom précéder celui du groupe.
Résultat en 1968, après Cloud Nine, l’album qui marque l’entrée en psychédélisme des Temptations, monsieur casse couille fut débarqué et remplacé par l’ancien Contours, Dennis Edwards. Commença alors une carrière solo dont on a cru un moment qu’elle allait faire de lui un autre Marvin Gaye. Comme l’a écrit un jour David Morse : « Avec Ray Charles, il était l’un des rares susceptibles de transformer la ballade romantique la plus banale en un torrent émotionnel balayant tout sur son passage. » En 1969, il fit un carton avec My Whole World Ended (The Moment You Left Me) produit par Harvey Fuqua et Johnny Bristol.
Puis ce fut le trou noir. Capricieux et instable, on peut supposer qu’il tomba dans une sorte de disgrâce chez Motown.. Sinon comment expliquer qu’en 1971, année où Stevie Wonder et Marvin Gaye commencent à révolutionner le concept sonore du label avec, respectivement, Music From My Mind et What’s Going On, il ait pu enregistrer un bijou d’album accompagné par les Funk Brothers qui n’allait sortir que…trente trois ans plus tard.
Personne n’a jamais su les raisons exactes qui poussèrent les gens de la Motown à enfouir ce chef d’œuvre soul sur lequel figure une sévère resucée du I Want You Back des Jackson Five. En 2004, cette merveille perdue sera exhumée, augmentée de sept inédits, sous le titre de David, The Unreleased Album. David, qui avait succombé en 1991 à une overdose, ne fut jamais témoin de sa tardive réhabilitation.
Il avait pourtant failli obtenir réparation en 1974 avec Me & Rock’n’Roll ( Are Here to Stay), album produit par Norman Whitfield, qui entre temps avait aidé les Temptations à décrocher la lune avec Papa Was A Rolling Stone. Autant le dire, Me & Rock’n’Roll… est la plus grande chanson de revanche de tous les temps. Jamais production n’aura été aussi spectaculaire avec les arrangements de Paul Riser qui semble vouloir inviter Richard Wagner à une funk party sous les chutes du Niagara. Section de cordes, de cuivres, chœur gospel, percussions, et la voix survoltée de Ruffin coiffant le tout : Me & Rock’Roll est le genre d’ ouragan paranoïaque qui vous colle au mur. Seul moyen de s’en faire une idée précise, puiser dans les références mythologiques : Thésée affrontant le Minotaure, le Capitaine Achab défiant Moby Dick, Moïse ouvrant les eaux de la Mer Rouge. Avec l’album David, c’est l’autre trésor caché de la Motown.
2.
The Four Tops, Reach Out
Créé le 17 février 2009 - par Francis Dordor
3.
Créé le 17 février 2009 - par Francis Dordor
Qui était cette Bernadette au juste? Une secrétaire ? La vendeuse de hot-dogs sur West Grand Boulevard ? Dans ses mémoires, le boss de la Motown Berry Gordy écrit qu’après avoir écouté la chanson des Four Tops affligée de ce prénom, un peu tarte reconnaissons-le, il n’avait qu’une envie : rencontrer cette satanée Bernadette. Qui n’a sans doute jamais existé et n’aura probablement servi qu’à personnifier un sentiment. Il n’empêche, chaque écoute produisant la même obsession, on finit toujours par se demander quel genre de femme a pu conduire le trio d’auteurs Holland Dozier Holland à engouffrer dans ces trois minutes autant de passion que Shakespeare dans n’importe laquelle de ses pièces? Il y a notamment cet instant grandiose situé au milieu où Levi Stubbs prend à témoin la terre entière et lance au sommet d’une montagne sonore ce déchirant « I tell the world : you belong to me ! », comme cerné par une nuée de walkyries.
Certains ont pu objecter que du fait de son extraordinaire tension dramatique ce disque ne pouvait être destiné aux adolescents, les sentiments qui s’y déchaînent relevant plutôt de l’âge adulte. Oui mais Roméo et Juliette alors ? La jalousie est le moteur de ce tube de 1967, qui reflète un instant critique où la cocotte Tamla Motown est prête à exploser.
Car dans les studios de la firme de Detroit, ce n’est rien d’affirmer qu’on travaillait sous pression. Gordy y avait instauré un principe obligeant les auteurs compositeurs à sans cesse se dépasser. « Lorsque je devais choisir entre deux disques de qualités équivalentes, je donnais systématiquement la priorité aux auteurs dont la dernière production se trouvait la mieux placée dans les charts ».
A ce petit jeu, le trio Holland Dozier Holland restera invaincu entre 1966 et 67, période que recouvre cet album. Déjà compositeurs et producteurs des succès des Supremes, ils avaient trouvé dans les Four Tops, et en particulier dans la voix de l’immense Levi Stubbs, le véhicule idéal. Stubbs c’est l’ampleur du chant lyrique à la puissance soul. Lui seul était capable de porter sur ses épaules ces climats dramatiques que H.D.H. mijotaient nuits et jours sur leurs partitions. A cette époque, Brian Holland n’écoutait pratiquement plus que de la musique classique, étudiant plus spécialement la dynamique née de l’alternance entre phases de tension et d’accalmie chez Beethoven.
Trois ans plus tôt, H.D.H. avait, pour la première fois sur un disque Motown, enregistré une section de cordes. C’était sur Baby I Need Your Loving, le premier tube des Tops. Et depuis ils n’avaient cessé d’en affiner l’application. En cela l’orchestration de Bernadette est un pic un peu baroque dans leur discographie que seul Reach Out, I’ll Be There, a pu contester. Le plus sidérant restant évidemment que toute cette sophistication n’enlève strictement rien à l’énergie proprement dévastatrice des morceaux. Rappelons au passage que tous étaient écrits en fonction de l’épine dorsale constituée par le batteur Benny Benjamin et le bassiste, l’hallucinant James Jamerson, le premier à brancher son instrument directement sur la console d’enregistrement. D’où ce son titanesque.
On a une autre illustration de ce blast sonore dans 7 Rooms of Gloom et Standing In The Shadow of Love, les deux autres chefs d’œuvre de ce disque, qui est plus une collection de singles qu’un véritable album. Seven Rooms of Gloom c’est la maison d’Amityville. On y entre avec le sourire, en s’essuyant poliment les pieds sur un tapis de violons. On en ressort en vrac, en pleine crise d’hystérie. La folie stridente dans ce morceau est telle qu’on jurerait qu’il s’y remue des forces proches de l’incontrôlable.
Pour parler freudien, les disques des Four Tops révèlent quarante ans plus tard beaucoup de la psychologie d’une époque, celle où la pop music était en train de conquérir le monde. On éprouve ce même vertige sur d’autres disques datés de 67, le premier des Doors notamment, et Hendrix bien sûr, mais jamais de cette manière, jamais sous un format qui associe à ce point coercition, puissance et raffinement. Le fait est que les Four Tops auront été l’un des projets les plus emblématiques de la Motown a comporté un inconvénient majeur. Aucun de ses membres, faute d’avoir tenté l’aventure en solo comme Eddie Kendricks ou David Ruffin des Temptations, n’est vraiment passé à la postérité.
Ainsi quand Levi Stubbs a perdu son bras de fer contre le cancer le 17 Octobre 2008, à l’âge de 72 ans, personne, ou presque, n’a relevé. En France où "Reach Out I’ll Be There" et un autre succès des Tops, "It’s The Same Old Song" , font partie de notre mémoire collective via les adaptations qu’en a fait Claude François (respectivement "J’attendrais" et "C’est la Même Chanson"), la nouvelle a tout juste été diffusée. Pourtant sans le baryton de Levi, sans cette voix spectaculaire qui à dos d’octave charriait toute la passion d’une époque, rien n’aurait vraiment été possible.
3.
The Contours, Do You Love Me (Now That I Can Dance) (1962).
Créé le 24 février 2009 - par Francis Dordor
Créé le 24 février 2009 - par Francis Dordor
Au pays des mille danses, Berry Gordy Jr faisait toujours banquette. "C’est simple, comme je ne savais pas danser les filles qui me bottaient ne s’intéressaient jamais à moi" écrit-il dans son autobiographie*. Par la suite, il aura bien des raisons d’oublier ses déconvenues… Passé directement du collège à l’usine de montage Lincoln Mercury de Detroit, il tentera d’abord sa chance sur les rings de boxe avant d’être envoyé en Corée au moment de la guerre. A son retour, une chanson écrite pour le chanteur Jackie Wilkson ("Reet Petite") allait lui donner de quoi produire un jeune groupe de rhytm’n’blues, les Matadors. On en entendrait beaucoup parler, mais sous un autre nom : The Miracles.
Deux ans plus tard, en 1959, Gordy investissait 800 dollars empruntés à sa famille pour fonder sa propre compagnie: Tamla Motown. Devenu patron d’un jeune et dynamique label de musique noire, il n’en restait pas moins auteur compositeur, non sans un certain succès du reste. Il se fit d’abord un devoir de mettre les choses au clair avec un titre percutant qui faisait: « je veux du fric, c’est ce que je veux !»
Enregistré à l’origine par Barrett Strong, "Money (That’s What I Want)" fut repris par les Beatles sur un second album où figure une autre adaptation d’un early hits de la Motown, "Please Mr Postman" des Marvelettes. Coup de pouce que les Rolling Stones ("Hitch Hike", "Can I Get A Witness") et les Who ("Heatwave") se hâtèrent d’ enfoncer. Roulant désormais plein pot sur la voie royale du succès et de la revanche sociale, Gordy pouvait régurgiter sans aigreur ses déceptions passées.
Et c’est alors qu’il écrivit "Do You Love Me (That I Can Dance)" où il évoque ses déboires d’adolescent dont personne ne veut parce qu’il ne sait pas danser. "J’ai plié ça en deux heures de temps. Par contre, l’enregistrement en studio posa quelques problèmes." Tout d’abord le bassiste James "Jamie" Jamerson, issu de la scène jazz, tarda à discipliner son jeu, souvent plein d’audace, sur une ligne que Gordy souhaitait la plus basique possible. Composé dans l’esprit de la danse à la mode, le twist, "Do You Love Me" était fait pour couper le souffle et y ajouter la moindre note superflue était hors de question. Une fois la rythmique posée, Gordy enregistra lui-même une voix témoin. "J’y ai mis tellement de passion que lorsque j’ai repassé la bande dans la cabine tout le monde a voulu que je sorte le disque tel quel."
Mais pour la version finale, Berry songe à un jeune groupe prometteur qu’il vient de signer, les Temptations. Manque de pot, ceux-ci restent introuvables. C’est alors qu’il voit débouler dans les studios les Contours, formation qu’il a tenté de mettre en orbite un an plus tôt avec "The Stretch", en vain. Joe Billingslea, l’un des membres, se souvient: "Gordy nous a dit : « les gars, j’ai un truc pour vous !. Moi, je n’aimais vraiment pas Do You Love Me, ça me rappelait Twist & Shout des Isley Brothers en moins fort. J’ai lui répondu: « ça ne marchera jamais ! ». Sauf que la semaine où le disque est sorti il est allé directement dans le top ten. Alors je suis retourné voir Gordy et j’ai rectifié: « j’adore cette chanson ! »"
"Do You Love Me" sera finalement le plus gros tube estampillé Motown de 1962, ce qui conduit Gordy à ajouter les Contours à sa Motortown Revue qui débute à Detroit en Décembre de la même année. L’affiche comprend les Miracles, Martha & The Vandellas, Mary Wells et les Marvelettes et s’il y a bien deux choses que tous ces artistes, pourtant réputés, redoutent ce sont les rigueurs de l’hiver et devoir passer après les Contours dont le show, tout en pirouettes et grands écarts, met généralement le public sur les rotules. Très vite, il leur faudra pourtant craindre bien pire… En arrivant à Birmingham, en Alabama, le bus de la Motortown essuie des tirs de carabine. "Nous étions tous conscients qu’en arrivant dans les états du sud, nous aurions à subir l’humiliation de la ségrégation, avec tout ce que ça signifie, les hôtels, les restaurants, les stations d’essence, les toilettes où l’on n’admettaient pas les noirs. Mais de là à nous tirer dessus !" écrit Gordy.
Au cours des années 60, "Do You Love Me" sera repris par le Dave Clark Five et un autre groupe issu de la british invasion, Brian Poole & The Tremoloes. En 1987, la bande originale du film Dirty Dancing relancera la carrière de cette scie indomptable. Le recul aidant, on se dit qu’il y avait sans doute pour Berry Gordy un enjeu bien plus considérable dans ce morceau que la seule satisfaction de conquérir rétroactivement le cœur de filles ayant refusé ses avances. N’est-ce pas finalement à l’Amérique tout entière qu’il demandait "est ce que tu m’aimes ?". Et cette volonté de se faire accepter ne donnait-elle pas aux yeux de Diana Ross leur éclat particulier, à la voix de Marvin Gaye son douloureux velouté, aux paroles de Smokey Robinson cette intelligence tragi-comique ? Il y a parfois des miracles au pays des mille danses.
En Novembre 2008, lorsque Barack Obama est apparu sur les écrans après cette élection, où finalement se posait plus clairement encore la même question, avec ses traits lisses, son sourire d’ange un rien séducteur, son costume tiré à quatre épingles, il ressemblait étonnamment à un artiste de la Motown.
4.
Chris Clark, Love's Gone Bad (1966)
Créé le 10 mars 2009 - par Francis Dordor
5.
Créé le 10 mars 2009 - par Francis Dordor
En 1963, inclure des artistes blancs à son catalogue ne figurait pas dans les plans de Berry Gordy, homme pourtant intrépide et peu dogmatique. Sans doute l’idée ne l’avait-elle même pas effleurée jusqu’au jour où une imposante jeune californienne d’1m 80, blonde platine aux yeux bleus avec un faux air de Kim Novak, pénétra dans son bureau, timide et en sandales. Toute sa vie, Chris Clark avait rêvé ce moment. Hal Davis, l’agent de Tamla Motown à Hollywood avait organisé pour elle ce rendez-vous inespéré au "mother office" de Detroit. Les circonstances de cette audition font encore sourire Gordy.
Très nerveuse au moment de rencontrer le boss, réputé pour son tempérament dictatorial et son incurable penchant au rentre dedans avec les femmes, elle se tordait lamentablement les doigts sur le divan installé devant le bureau de la secrétaire, Juana Royster qui chercha bientôt à la rassurer "Ne vous inquiétez pas, Monsieur Gordy est très gentil." Sa petite bande démo dans les mains, elle s’avança tremblante dans l’antre de l’ogre. Gordy. écouta, n’aima pas la chanson mais beaucoup la voix.
A la fin, il demanda à la jeune fille de 18 ans d’interpréter a capella un autre titre, histoire d’en avoir le cœur net. Bien qu’embarrassée, car peu rompue à l’exercice, Chris se lança sans accompagnement dans une version de All I Could Do Was Cry, un morceau d’Etta James …qu’avait composé Gordy lui même. "La petite maline !" se dit Berry, qui par ailleurs fut confirmé dans sa première impression. "Où avez-vous appris à chanter comme ça ?" Chris lui dit qu’elle avait grandi dans le milieu des musiciens de jazz de la West Coast. A une époque où Janis Joplin balbutiait ses premiers blues dans les bars de Port Arthur au Texas, une blanche dotée d’une voix aussi noire était chose rare. Gordy n’hésita pas : "Je vous signe".
En sortant du bureau, elle fut arrêtée par Juana Royster qui la questionna "Alors ? Comment ça s’est passé ?" "Très bien, répondit Chris. Au début j’étais juste très nerveuse à cause de ce gros singe noir qui me fixait droit dans les yeux." La secrétaire n’en croyant pas ses oreilles eut un mouvement de recul, un rictus d’horreur figé sur le visage. "Oh non, rectifia aussitôt la chanteuse, je veux parler du gros singe en céramique sur son bureau". Juana reprit son souffle. "Oh celui-là !" fit-elle, soulagée. Avant de quitter le bureau, Chris l’espiègle eut quand même le réflexe d’ajouter: "Je ne voulais évidemment pas parler de l’autre..." Les deux femmes partirent dans un fou rire. Chris Clark fut engagée comme…secrétaire.
Elle le restera deux ans avant d’enregistrer une première maquette. Visiblement, le résultat n’était pas concluant, car elle dû reprendre son job de bureau pendant quelques mois. Puis en 1965, son premier single Do Right Baby Do Right, écrit et produit par Gordy et accompagné par les Lewis Sisters, pu enfin sortir. Etre signé sur l’un des nombreux labels subsidiaires de la Motown (Clark était sur V.I.P.) ne constituait qu’une première étape et sans doute la partie la plus facile. La suite prenait parfois l’allure d’un rodéo tant la concurrence était sévère. N’étaient réellement admis à retourner en studio que ceux qui restaient en selle, autrement dit dont les disques marchaient. Au moment où le second single de la jeune fille fut commercialisé, Chris et Berry Gordy était devenus amants. "Elle me procurait une forme de sécurité que je ne connaissais pas. Elle avait un esprit beaucoup plus vif que le mien. La plupart des couples mixtes que nous avons connus à l’époque ne purent jamais complètement évacuer la question de la couleur. Pour nous, il en fut différemment" écrit le producteur dans sa biographie.
Le problème racial s’immisca pourtant lorsque parut le second single de Chris en Juillet 66. Love’s Gone Back est à n’en pas douter un trésor caché Motown. Composé à la demande de Gordy par le trio vedette Holland Dozier Holland, c’est un rock soul avec guitares "raunchy". La voix de Chris a ce côté teigneux, comme si elle chantait en montrant les crocs, dans un style proche de celui de la grande Etta James. Le titre fut bien accueilli. Il se plaça dans les 50 premiers des R’n’B charts et approcha le Top 100 national. Le fait que les radios noires l’aient mis en playlist était très encourageant.
Malheureusement, ses premiers passages à la télévision allaient tout remettre en question. En 1980, Chris Clark racontait : "Les programmateurs de ce que l’on appelait les "black radios" pensaient sincèrement que j’étais noire et faillirent avoir une crise cardiaque quand ils s’aperçurent qu’en réalité j’étais blonde comme du pop corn et aussi blanche que de la mousse à raser." Du coup Love's Gone Back fut aussitôt écarté des ondes et le titre fut abandonné au profit du nouveau single des Supremes, You Can’t Hurry Love. V.I.P. allait pourtant essayer de rattraper le coup en faisant enregistrer Love’s Gone Bad par un groupe de garage soul originaire du Michigan, The Underdogs. Leur version, qui figure dans le coffret Nuggets 1965-68, ne fait pourtant pas le poids face à l’original. Motown lança la même année un album de Chris Clark, Soul Sounds regroupant tous ses singles, dont I Want To Go Back There Again, qui était la suite de Love’s Gone Bad, et une adaptation du From Head To Toe de Smokey Robinson.
Mais l’élan était rompu et seule l’Angleterre, où on la surnommait "the white negress" titre dévolu jusqu’alors à Dusty Springfield, sembla s’intéresser à Chris Clark. Elle restera pourtant employée de la Motown jusqu’en 1989, travaillant notamment au scénario du film Lady Sings The Blues sur la vie de Billie Holliday, avec Diana Ross dans le rôle, ce qui lui valut une nomination aux oscars.
5.
Smokey Robinson & The Miracles, Tracks of My Tears (1965)
Créé le 18 mars 2009 - par Francis Dordor
Créé le 18 mars 2009 - par Francis Dordor
« C’est une pop song ! » m’avait dit un ami au sujet de Two Lovers, le dernier film de James Gray. Et ce simple avis avait suffit. Je suis allé voir le film qui m’a fort plu. Du reste en quittant le cinéma, et pour en prolonger le charme, j’ai eu envie d’écouter la chanson de Mary Wells intitulée Two Lovers, qui ne raconte pas la même histoire bien qu’elle ait pour thème la dualité à l’intérieur d’une relation amoureuse. Au début de la chanson, on pense que Mary a deux amants. Elle commence par vanter les qualités du premier, « doux et gentil », pour ensuite se plaindre du second qui la « traite mal » et la « rend triste ». A la fin, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une seule et même personne et qu’elle doit accepter le côté obscur de son « lover » pour espérer être aimée. Two Lovers date de 1962, époque où Mary Wells était la seule véritable star de la Tamla Motown, et où Smokey Robinson, son auteur, y faisait pour ainsi dire la pluie et le beau temps. Surtout le beau temps si l’on considère qu’un grand nombre de hits composés pour le label entre 1962 et 67 l’ont été de sa main. En cela, Smokey appartient à cette espèce rare, celle des Cole Porter, des Lieber & Stoller, des Hoagy Carmichael, inlassables pourvoyeurs de chefs d’œuvres en miniatures dont beaucoup ont passé le mur du temps pour envahir l’imaginaire collectif. Citons pour exemple My Guy de Mary Wells, Ain’t That Peculiar, I’ll Be Doggone de Marvin Gaye, The Way You Do The Things You Do, My Girl des Temptations, autant de classiques signés William Smokey Robinson. A ce bref aperçu il faut évidemment ajouter You Really Got A Hold On Me, Going To A Gogo, Ooo Baby Baby et Tracks of My Tears qu’il enregistra à la même époque avec son groupe, The Miracles. Et qu’est ce qui peut rendre une chanson comme Track of My Tears à ce point indémodable ? Il y a évidemment ce grain de voix particulier, ce falsetto d’une troublante androgynie, bien plus troublant que celui d’un Anthony Johnson par exemple car infiniment plus aérien. Lorsqu’il chante, Smokey ne donne jamais la sensation que les principes masculin et féminin s’annulent en lui mais plutôt qu’ils s’épousent dans la texture même de sa voix. Ce qui est bien normal pour un interprète qui aura surtout privilégié le thème de l’amour, son trouble, sa magie, ses équivoques, les paradoxes qu’il soulève, les conflits qu’il provoque. Le génie de Smokey c’est aussi de pouvoir raconter une histoire avec une sidérante économie et des formules géniales grâce auxquelles la psychologie de son personnage est aussitôt mise à nue. Comme dans Ain’t That Peculiar lorsqu’il pousse Marvin Gaye à ce douloureux: « I know that flowers grow from rain/ But how can love grow from pain ? » Les paroles de Smokey sont d’une telle intelligence, d’une telle finesse, d’une si parfaite lisibilité que Bob Dylan himself déclarera qu’il était le plus grand poète américain vivant. Et c’était pas du tout pour déconner. Il est même vraisemblable qu’au moment où il accordait ainsi sa bénédiction, Dylan pensait à Tracks of My Tears, l’un des plus beaux joyaux de la couronne Motown, le « rosebud » de Smokey.
La chanson commence par quelques notes mélancoliques égrenées à la guitare par Marv Taplin, une intro inspirée par le Banana Boat Song, vielle scie du folklore jamaïquain rendue célèbre par Harry Belafonte. Puis le chœur des Miracles entre dans la ronde, comme l’aurait fait un ensemble doo wop, une fonction qu’ils n’avaient jamais cessé d’incarner d’une certaine façon. Smokey interprète un personnage qui affiche en public sa bonne humeur, qui fait figue de bout en train lors des soirées. Il sourit. On le voit danser au bras d’une fille dont tout le monde l’imagine amoureux. Mais au fond, ceci n’est qu’apparence. Il en bave. Comme dans Two Lovers (le film) c’est d’une autre dont son cœur est épris. Alors il joue une comédie bien connue. « Outside : I’m masquerading, Inside : my hopes are fading ». Les mots vous atteignent d’autant plus intimement que Smokey ne se plie jamais à la routine musicale. Ses harmonies comme ses arrangements échappent à ce qui chez Motown commençait à l’époque à devenir une formule. La progression mélodique est ici pur envoûtement, parce qu’on ne sait jamais où Smokey vous emmène vraiment. Ainsi, d’une chanson à l’autre, sa signature peut varier, et son point de vue changer. Ce qui en revanche ne saurait s’effacer chez lui, c’est cette dualité, ce rapport antagoniste à l’intérieur de la plupart de ses personnages, qui sur un autre terrain, plus théorique celui là, pourrait servir à illustrer cette fameuse « double conscience » décelée par le romancier Richard Wright. « Ces deux âmes qui s’affrontent dans un corps noir ». Tracks of My Tears traduit merveilleusement la profondeur d’une vie intérieure avec une telle élégance, une telle netteté, qu’elle rend forcément tout ce qui va suivre d’une écoeurante vulgarité . Il y a comme un parfum dans le sillage de cette chanson. A peine terminée, on souffre déjà de son absence.
6.
Jr Walker & the All Stars, Shotgun (1965).
Créé le 25 mars 2009 - par Francis Dordor
7.
Créé le 25 mars 2009 - par Francis Dordor
Autry De Walt II était du genre intenable. A Blythesville, petite ville l’Arkansas d’environ 20 000 âmes située à une centaine de kilomètres au nord de Memphis, les gens avaient l’habitude de le voir déambuler dans les rues à toute heure de la journée, poussant une roue de bicyclette devant lui à l’aide d’un bâton, manie qui allait lui valoir ce surnom de Jr Walker, « marcheur junior ». Après avoir émigré à South Bend dans l’Indiana avec ses parents, Walker continua à tracer son chemin sans répit. Au collège, il se prit de passion pour le saxophone à l’écoute d’Illinois Jacquet, Earl Bostic et Gene Simmons et fonda un premier groupe, les Jumping Jacks. A la fin des années 50, son service militaire achevé, il s’installa à Battle Creek dans le Michigan et forma un second groupe, le All Stars, dont le nom n’était pas vraiment usurpé dans la mesure où tous ses membres- Vic Thomas à l’orgue, Willie Woods à la guitare et James Graves à la batterie- étaient de brillants instrumentistes. Et ainsi flanqué, Junior Walker continua à parcourir le pays, faisant barrir son Selmer ténor dans les granges à foin des états du sud et du middle east qui chaque Samedi soir se changeait en salle de bal.
Au début des années 60, le saxophone ne soulevait pourtant plus le même enthousiasme que lors de la précédente décennie, relégué au second plan par la mode des instruments électriques, l’orgue et surtout la guitare. Walker allait pourtant faire exception et changer le sien en corne d’abondance grâce à son style funky sans fioritures, très loin des périlleux dénivelés et des incessants changements de gamme auxquels Charlie Parler et la génération des Boppers avait soumis l’instrument. Walker descendait lui de cette autre lignée de saxophonistes, celle des honkers, moins jazz et donc moins « prestigieuse ». Le honk c’est ce style apparu au début des années 30 et décrit dans l’excellent livre de Jean Paul Levet, Talking That Jazz* comme une manière de « jouer d’un instrument à anches avec une sonorité sale et râpeuse ».
Le premier des honkers fut sans nul doute Illinois Jacquet, influence majeur chez Jr Walker. A la fin des années 40, cette catégorie fit le lien entre le style jump et le rock’n’roll grâce à Lynn Hope, Plas Johnson, Joe Houston, Chuck Higgins, ces souffleurs fous que s’arrachaient les labels Alladin, Imperial ou Capitol. Le roi des honkers était sans nul doute Big Jay Mc Neely, surnommé « the deacon » (le diacre). Dans son recueil de nouvelles La Mort d’Horatio Alger, Leroy Jones rend hommage à ce géant en ces termes: « Jay fut le premier à trouver le chemin, à ouvrir la voie à un acte complètement nihiliste. Mc Neely, le premier nègre dada du siècle, sautait, tapait du pied, bramait (…) »
Il traversait aussi la scène sur les genoux et se mettait sur le dos, ruant les jambes en l’air, tout en continuant à souffler dans son cuivre. Quoique moins spectaculaire, Walker savait lui aussi mettre le public dans sa poche avec des figures rythmiques concises, efficaces, agrémentées de phrases qui jaillissaient fulgurantes de son instrument comme d’un lance-flammes. Ni raffinement, ni compromis, tout était axé sur le groove et la danse.
Après l’avoir vu en concert, le producteur Johnny Bristol, (ce dernier fera carrière comme chanteur chez MGM par la suite), plaida la cause de Walker auprès de Harvey Fuqua, l’ancien Moonglows. Fuqua accepta d’enregistrer quelques faces pour son propre label Harvey Records, dont une première version de Cleos’s Mood. Un an plus tard, en 1962, Harvey Records fut absorbé par Tamla Motown. Au début Berry Gordy, patron de la Motown, ne semblait guère empressé d’accueillir un ensemble instrumental au sein d’une écurie constituée essentiellement de groupes vocaux, Temptations et autres Supremes. « Ce plouc ne sait pas chanter. Et il ne sait pas lire non plus » répétait-il, faisant référence à l’illettrisme du saxophoniste qui avait signé son contrat sans pouvoir en déchiffrer le moindre mot, ce qui entre parenthèses nous en dit assez long sur le mépris des noirs urbains du nord envers ceux, ruraux , du sud.
Pourtant Gordy ne tarda à changer d’avis après que Shotgun se soit placé à la première place des charts R’n’B et n° 4 des charts pop en 1965, l’année zéro de l’histoire du funk en quelque sorte puisque celle où paraît également le Papa’Got A Brand New Bag de James Brown. Shotgun symbolisait assez bien la rencontre des deux pôles de la musique noire américaine, scellant à même la cire un pacte entre le feeling du sud et l’efficacité du nord.
En outre Walker introduisait ça et là quelques paroles sans queues ni têtes donnant au morceau une touche assez surréaliste. On y parlait par exemple de tirer sur quelqu’un avant qu’il ne s’échappe, d’enfiler une robe rouge, de chausser des talons hauts, puis d’aller planter des patates et cueillir des tomates. « Il rompait toutes les règles et j’adorais ça » reconnaît aujourd’hui Gordy. Rapidement Shotgun devint la parfaite locomotive pour dance parties et l’euphorie un peu hystérique qui s’en dégage l’inscrit certainement sur la bande son idéale des années 60.
A noter que le titre commence par une détonation. Lawrence Horn, l’ingénieur du son, en avait eu l’idée en visionnant Coups de Feu dans la Sierra de Sam Peckinpah. Une fois samplé, le coup de fusil permettait au sax une entrée pour le moins explosive et, incidemment, donna aussi la tonalité de l’époque. Shotgun sortit en effet le 15 janvier d’une année 1965 marquée par l’assassinat de Malcolm X, les émeutes de Watts (34 morts), l’opération Rolling Thunder et le débarquement des premières unités américaines sur le sol Vietnamien. Comme quoi un bête morceau de musique en dit toujours plus long qu’il n’y paraît.
* Editions Kargo
7.
Longtemps différées au point de devenir une arlésienne, le premier volet des Archives de Neil Young sera officiellement mis en vente le 2 Juin prochain. Les inconditionnels peuvent donc se frotter les pognes et mettre des sous de côtés. Cette petite affaire va quand même coûter dans les 300 $ (en édition Blu Ray) et à ce prix, franchement, on peut déjà pester contre l’absence de la moindre trace sonore d’un des premiers groupes, The Mynah Birds que Young a formé à son arrivée à Toronto en 1963 . Bien qu’éphémère, l’orchestre ne cesse d’intriguer par sa composition.Y figuraient le futur Buffalo Springfield, Bruce Palmer, Goldie Mc John, plus tard organiste de Steppenwolf , mais aussi un jeune noir, Ricky James Matthews, James Johnson de son vrai nom, qui 15 ans plus tard se rendra célèbre sous l’identité de Rick James, revendiquant le titre de Super Freak du Punk Funk . Un cas unique, pour ne pas dire d’espèce, dans l’histoire de la Motown, qui en compte beaucoup pourtant.
The Mynah Birds signèrent avec Tamla Motown à la fin de 1963 et, selon Young, ce fut sans doute le seul groupe de l’histoire du label qui n’ait jamais joué de la guitare 12 cordes dans ses studios. Pendant une semaine, enfermés dans le QG de Detroit, ils enregistrèrent plusieurs titres dont It’s My Time qui devait être leur premier single. Sauf que Rick James fut arrêté pour désertion et incorporé de force dans la Navy la veille de son lancement. Craignant la mauvaise publicité, Motown préférera annuler sine die la sortie de It’s My Time, qui ne vit jamais le jour. Toujours selon Neil Young, le groupe ne reçut aucun dédommagement pour ce qui s’apparentait à une rupture de contrat. Quant à l’avance qu’il devait toucher à sa signature, leur manager, propriétaire d’un magasin d’oiseaux exotiques- d’où le nom du groupe, les Mainates- préféra s’acheter de l’héroïne et faire une overdose avec. Très vite James se débrouilla pour quitter l’armée et partit tenter sa chance à Londres où il fonda un combo de blues, Mainline. Mais en fait tout ce qu’il réussit à y faire « c’est crever la dalle », comme il le confiera à Sharon Davis en 1988. Il revint aux Etats Unis, enregistra un album avec un groupe de série B, White Cane, dont il était le bassiste, puis se résolu à se lancer dans une carrière en solo.
En 1978, deux ans avant que Prince ne commence vraiment à affoler les têtes avec son porn-funk et ses slips de cuir échancrés, on vit débarquer ce drôle d’oiseau qui depuis sa période mainate s’était sérieusement étoffé le plumage et l’ego, au point de faire la roue comme un paon. Vêtu d’une sorte de gilet de soie se terminant par une collerette en plexiglas, chaussé de cuissardes à ailerons argentés, la moue orgueilleuse d’un rookie chassé de l’Olympe pour avoir osé tirer la langue à Zeus en personne, Rick James sortit Come Get It qui, plus qu’un premier album , était une célébration et un manifeste. Sur la pochette, on le voit tendre une main presque charitable vers une Venus à demie nue, couchée à ses pieds et jouissant littéralement d’un tel honneur. Heureusement, l’album ne valait pas que pour le seul enrobage. Ceux que le disco commençait à sérieusement déprimer, trop calibré musicalement et trop correct politiquement, ne s’y trompèrent pas, trouvant dans ce nouveau démiurge chamarré un sauveur inespéré. James reprend et décline sur cet album tous les fondamentaux de la philosophie P.funk (psychédélique funk), résumé dans l’axiome « Free your mind and your ass will follow ! ». Accompagné par le Stone City Band , groupe faisant le lien entre Funkadelic et Earth Wind & Fire, il réussit le pari de mettre la frénésie en chanson, un peu comme certains construisent des voiliers dans une bouteille. You & I reste ainsi l’un des meilleurs party records des années 70, huit minutes à se frotter le dos sur l’arête des guitares et à bistourner du bassin sur un groove orgiaque. Rick appela ça le Punk Funk, et l’on sut assez vite qu’il ne s’agissait pas uniquement d’un genre musical mais aussi d’un mode de vie. Qu’il allait du reste se faire un devoir de suivre scrupulseusement.
Come Get It fut un énorme succès et sauva pour ainsi dire la baraque Motown qui prenait l’eau de toutes parts en 78. Berry Gordy n’était pas exactement heureux d’avoir sur son catalogue un olibrius faisant l’apologie de la fumette (Mary Jane), ou incrustant ici et là des gémissements de plaisir ( Sexy Lady), mais les hommes affaires, on le sait, se font toujours moins regardant quand ça rapporte. Et James fut un bon money maker pour la Motown, notamment grâce à son tube Super Feak de 81. Sauf qu’entre temps, de l’apologie de la marijuana il était passé à celle de la coke et du crack ( Cop’n’Blow, South American Sneeze) dont il s’était mis à faire un usage assez immodéré, et peu discret, pour devoir séjourner à la prison de Folsom pendant deux ans. L’oiseau sera aussi condamné pour sévices sexuels sur une de ses conquêtes. A sa sortie de taule, Rick, qu’on appelait désormais « le Marquis de Sade du Funk »,était lessivé. Il eut pourtant droit à une passagère rédemption lorsque MC Hammer cartonna avec U Can’t Touch This à partir d’un sample de Super Freak, remboursant ainsi tout ce que la génération du gangsta rap avait pu lui piquer. Fidèle à son mépris des limites, quand il mourut d’une crise cardiaque le 6 Août 2004, à l’âge de 56 ans, le coroner trouva sept substances interdites dans son sang parmi lesquelles de la cocaïne et des amphétamines. Comme l’écrira J.D. Considine dans Rolling Stones, « James s’habillait comme un rocker, chantait comme un soul man et se pavanait comme un mac. » L’intéressé aurait sans doute trouvé cette épitaphe un peu trop fleurie, lui préférant quelque chose qui dise combien son nom, finalement, se suffisait à lui-même. Un peu dans l’esprit de ce qui l’avait rendu célèbre au David Chappelle Show, lorsque face à la camera il s’était présenté par un définitif« I’m Rick James, bitch ! ».
8.
Gladys Knight & The Pips, I Heard It Trough The Grapevine (1967)
Ce matin du 18 Juin 1967, Berry Gordy réunissait ses collaborateurs dans le Quality Control Room de Hitsville USA, siège de la Tamla Motown sur West Grand Avenue à Detroit. Comme tous les Vendredis, se tenait le « battefield meeting » dont le principe était simple: on passait sur une platine l’ acétate des productions enregistrées au cours de la semaine, puis on élisait le morceau qui allait partir sous presse pendant le week-end.
Ce Vendredi là, deux titres de Marvin Gaye se trouvaient en compétition : Your Unchanging Love, écrite par le trio Holland Dozier Holland, et I Heard It Trough The Grapevine une composition co-signée par Barret Strong et Norman Whitfield. Pour avoir réussit Ain’t Too Proud To Beg pour les Temptations, Whitfield, jeune producteur de 26 ans, sentait qu’il avait le vent en poupe.
« Je marchais sur Michigan Boulevard et soudain cette idée m’avait littéralement sauté dessus. J’entendais souvent l’expression « I heard it trough the grapevine »* et je me suis dit que c’était un bon titre de chanson. Une fois chez moi je me suis assis au piano avec une ligne de basse en tête et la mélodie a suivi aussitôt. » L’histoire est celle, banale, d’un type qui apprend par la rumeur (trough the grapevine) que sa petite amie en voit un autre. Une première version enregistrée par les Miracles en Aôut 66 avait été refusée par Gordy. Cette mouture initiale finira par voir le jour sur l’album Special Occasion en 1968. On parle aussi d’une version intermédiaire par les Isley Brothers, également enterrée mais jamais exhumée, contrairement à celle des Miracles. Lors de la réunion de Juin 67, tous les avis se portèrent sur la nouvelle interprétation qu’en faisait Marvin et notamment celui, décisif, de Billie Jean Brown, la plus proche collaboratrice de Gordy, « sa « 3ème oreille », toujours assise à sa droite lors des réunions. Personnage sévère, au visage impassible, Brown était crainte des auteurs et les producteurs car c’est souvent elle que Gordy consultait en dernier ressort. Mais pas cette fois. Gordy préféra le titre de Holland Dozier Holland et refusa pour la 3ème fois I Heard It…
Whitfield commençait à croire sa chanson maudite. « Norman tenta de lui expliquer Gordy, j’aime bien les idées nouvelles mais il n’empêche, je préfère le titre de HDH. » Restait pourtant une option car chez Motown la devise était : « Le gagnant gagne et le perdant a le droit de recommencer. » … Deux mois plus tard, Whitfield tenta une nouvelle fois sa chance, cette fois avec Gladys Knight & The Pips, sans doute le groupe le plus atypique signé chez Motown à cette époque.
Originaire d’Atlanta en Géorgie, ce quatuor mixte avait débuté sur le mode d’un divertissement de famille. Constitué en 1952 lors d’une fête d’anniversaire en l’honneur de Merald Knight, il se composait, outre l’intéressé, de sa jeune sœur Gladys et de deux cousins, Willam Guest et Edward Pattern. Bien qu’elle soit âgée de 8 ans à l’époque, Gladys possédait une solide expérience pour s’être déjà produite au sein de différentes chorales dont celle de la Mount Moriah Baptist Church, du Morris Brown Choir et du Wings Over Jordan Choir ( le chœur des Ailes Sur le Jourdain !), remportant en outre le premier prix du Ted Mack Amateur Hour (2000$ !). Très vite Gladys Knight & The Pips firent l’objet de propositions émanant de divers labels indépendants spécialisés dans la « race music ». Leur premier single, Ching Chong, sortira sur Supersonic en 1957. Gladys venait d’avoir 13 ans. S’en suivirent d’autres disques pour Huntom, Fury, Vee Jay, Maxx… Entre un engagement et une séance en studio, Gladys trouva même le moyen de devenir mère. Quand elle fut enceinte d’un second enfant, elle admis qu’il était temps pour elle de faire enfin ce métier pour gagner sa vie. En 1965, le groupe fut finalement contacté par la Tamla Motown, intéressé par cette formation remontant aux sources du gospel sans jamais donner le sentiment d’une régression. Whitfield leur proposa I Heard… mais doté d’un arrangement complètement différent par rapport à la version de Marvin. Plus syncopée et plus soul, au sens où on l’entend dans le sud, cette version se plaçait clairement sur le même terrain qu’Aretha Franklin. Le chant de Gladys était du reste une parfaite réplique sismique du formidable tremblement vocal produit par Aretha. De guerre lasse, Gordy accepta de sortir le disque qui se mit à flamber aussitôt, atteignant la 2ème place des charts pop. En quelques semaines 2 millions d’exemplaires furent écoulés lançant définitivement la carrière du groupe. Ce soudain retournement incita alors Whitfield à pousser son avantage. En Octobre 68, il finit par convaincre Gordy de sortir la version de Marvin, qui commence sur un tempo plus lent, à la manière d’une danse indienne, et défend un tout autre point de vue. La où Gladys lui oppose la colère, Marvin accepte la douleur de cette rupture. Cette version cartonna encore plus. Deux nouvelles resucées estampillées Motown, produites par Whitfield, une par les Temptations (sur l’album Puzzle People), une autre par Undisputed Truth, sortirent entre 1969 et 1971. En 1970, Creedence Creedence Revival, s’inspirant de la version de Gaye, la transforma en un rallye psychédélique de 11 minutes pour l’album Cosmos Factory. Or plus on l’écoutait, plus son sortilège s’exerçait. Si bien que d’autres adaptations apparurent au fil des années, des plus étonnantes ( celle du groupe punk féminin anglais The Slits en 77 et du groupe new wave electro Tuxedomoon en 1987) aux plus orthodoxes (Tina Turner). Et depuis cette chanson longtemps répudiée, soumise à de nombreuses rebuffades, continue de prendre sa revanche.
*Littéralement « Je l’ai entendu à travers le vignoble » que l’on peut traduire par « mon petit doigt me l’a dit. »
9.
Martha & The Vandellas, Dancing In The Street (1964)
Là où dans la Rome antique la familia désignait l’ensemble des esclaves attachés à une même maison, le mot famille se cantonne depuis à évoquer des individus unis par le lien du sang, éventuellement une communauté partageant la même sensibilité. On parle volontiers d’une « famille» politique. Dans l’univers musical des années 60, Tamla Motown a été une authentique « familia », et ce dans tous les sens du terme. Les parentés directes n’y étaient pas rares. Marié à Anna Gordy, Marvin Gaye fut par exemple le beau-frère de Berry Gordy, fondateur de l’entreprise. Et au fil des ans, et des rencontres, les liaisons proliférèrent en son sein. L’un des producteurs vedettes, Mickey Stevenson épousera Kim Weston, l’une des stars du label. Quant à Berry Gordy, il multipliera les commerces amoureux avec collaboratrices et artistes, parmi lesquels Chris Clarke et Diana Ross. Mais on ne saurait évidemment aborder l’histoire de la Motown sans évoquer les conditions particulières faites aux musiciens, chichement payés à la séance et dont le nom ne commencera à être imprimé sur les pochettes de disques qu’en 1969 et le What’s Going On de Marvin Gaye. Si l’on ne peut à proprement parler d’esclavage, il est difficile de passer sous silence le rôle tout à la fois prépondérant et anonyme que jouèrent d’immenses instrumentistes dont Jamie Jamerson (basse), Benny Benjamin (batterie), Marv Tarplin (guitare) ou Earl Van Dyke (piano), membres du groupe maître d’œuvre du son Motown, les Funk Brothers, qui ne dû sa réhabilitation en 2002 qu’à la faveur d’un film, Standing In The Shadow of Motown, soit longtemps après la mort des protagonistes. C’est seulement à travers les différents sens du mot « famille » que l’on parvient ainsi à cerner la singularité de ce label où liens affectifs, rapports hiérarchiques, ambitions personnelles, jalousies, rancoeurs, dépendances économiques et préférences sexuelles se sont ligués, aidant par la même cette formidable tension musicale à naître. L’une des meilleures illustrations de cet explosif cocktail étant le Dancing In The Street de Martha & The Vandellas, sans doute le tube définitif de la firme de Detroit et l’un des plus grand disque de l’histoire.
Née en Alabama, Martha Reeves a grandi à Detroit au sein d'une famille de onze enfants dont le père était pasteur dans un Temple Méthodiste. Enfant, elle y poussera le chant dans une chorale où les Arias de Bach se mêlaient aux spirituals enfiévrés. En 1960, à 19 ans, elle fonde The Del-Phis, composé de Rosalind Ashford, Gloria Williamson et Annette Sterling Beard. Le quatuor vocal est repéré puis signé par le label de Chicago, Chess. Mais suite à l’échec de leur tout premier disque, There He Is At My Door, Gloria Williamson quitte le groupe et bientôt Martha postule pour un emploi de secrétaire chez Tamla Motown, choix qui a le mérite d’équilibrer nécessités et perspectives. Elle entre au département A&R (Artistes et Répertoires) où elle doit souvent s’occuper d’un jeune aveugle de onze ans, Steveland Morris, issu d’un foyer désuni et qui a trouvé chez la Motown une famille de substitution, et en Martha une baby-sitter idéale. Celui qui se fera bientôt connaître sous le nom de Stevie Wonder chante avec elle après l’école et prend malin plaisir à l’enrager en démontant les magnétophones à bandes qui servent à dupliquer les masters, histoire de « voir » comment ça marche. Little Stevie choisit aussi le pire moment pour entrer dans le studio, prétextant ignorer si l’ampoule rouge, indiquant qu’un enregistrement est en cours, est allumée ou non. Martha aime son travail mais à d’autres ambitions que celles de remplir des tâches administratives et servir de nounou à un gamin surdoué mais pénible à la longue.
Grâce à Mickey Stevenson, elle a pu avec les autres Del-Phis assurer les chœurs sur Hitch Hike et Stubborn Kind of Fellow, deux des premiers singles d’un certain Marvin Gaye. La chance lui sourit lorsqu’en Septembre 1962, Mary Wells, la chanteuse Motown n° 1 à l’époque, prétexte une angine pour annuler l’enregistrement d’I‘ll Have To Let Him Go, chanson qui lui a été imposée et qu’elle n’apprécie guère. Stevenson, qui a réservé le studio et convoqués les musiciens, n’entend pas perdre la face. Il demande à Martha et ses copines de remplacer Wells au pied levé. I‘ll Have To Let Him Go sera finalement retenu par Gordy, lançant ainsi la carrière de Martha & The Vandellas, nom préféré à The Del-Phis et référence à la célèbre artère de Detroit Van Dyke Avenue ainsi qu’à la chanteuse Della Reese. A l’époque Martha est engagée dans une relation avec Brian Holland, l’un des membres du trio d’auteur, compositeur, producteur, Holland Dozier Holland. Et tout naturellement ces derniers vont fourbir le carquois des trois chanteuses avec Come Get These Memories en Avril 63 et surtout le torride Heat Wave, en juillet de la même année, considéré comme le standard qui a labellisé le son Motown. Mais malgré les succès de Memories et Heat Wave, les relations entre la chanteuse et la firme sont loin d’être idylliques. En effet, Berry Gordy vient de signer à cette époque un autre trio vocal féminin qui retient déjà toute son attention : The Supremes.
L’opposition entre Supremes et Vandellas est d’abord stylistique. Là où le trio conduit par Diana Ross joue sur la séduction, Martha et ses Vandellas s’imposent par la sincérité. Les premières misent sur l’artifice, les secondes sur son absence. Gordy qui devine en Diana Ross l’arme fatale qui lui permettra de conquérir le public blanc, ainsi qu’une possible conquête pour lui-même, ne tarde pas à donner priorité aux Supremes, ce qui évidemment frustrent et irritent leurs concurrentes. Cette rivalité va se changer en menace avec le premier succès des Supremes, Where Did Our Love Go en Juin 64. En fait, ce sentiment contribuera à charger le single suivant des Vandellas, enregistré un mois plus tard, d’une tension particulière. Composé par Mickey Stevenson et Marvin Gaye, Dancing In The Street est en cela le parfait dance record, sorte de moteur à explosion qui brûle l’anxiété à mesure qu’elle l’alimente pour mieux se propulser. Il se dégage de ces 2 minutes 39 secondes une sensualité implacable, concentrée dans la ligne de basse de Jamerson, plus haute que jamais, et dans cette contraction rythmique commandée par un simple tambourin qui avec le soutien des cuivres vous ventouse littéralement au son. A noter que Marvin Gaye exécute les quelques notes au piano et participe aux chœurs en compagnie de Stevenson et Ivy Hunter. Le magnétisme que dégage Dancing In The Street sera si fort que dans les mois qui suivront sa sortie, il deviendra à l’insu de ses auteurs, interprètes et surtout au grand dam de sa maison de disque, un véritable hymne lors des émeutes qui vont embraser les ghettos américains. C’est dire son pouvoir. Depuis c’est devenu un classique qui, de Van Halen à Atomic Kitten, en passant par la version du couple Bowie- Jagger pour le Live Aid, n’a jamais cessé d’être ressassé. Aucune de ces reprises n’a pourtant la force de l’original. Le triomphe de Dancing et des Vandellas sonnera pourtant comme un chant du cygne. A partir de là, les relations entre Martha Reeves et Berry Gordy ne cessèrent en effet de s’envenimer et comme souvent dans les histoires de famille, la rupture fut brutale et la rancœur tenace. Après l’épisode Motown, la carrière de Martha Reeves, femme lumière des années 60, se déroulera dans une incompréhensible pénombre.
10.
The Temptations, Papa Was A Rolling Stone (1972)
11.
Hier, je croise Tommy Wood dans un couloir du métro. Tommy est pressé. Il a rendez-vous. Il est en retard. Il me salue à la hâte et fait mine de descendre les escaliers pour attraper sa correspondance quand son portable se met à sonner. C’est sa petite amie qui s’impatiente à la terrasse d’un café… « J’arrive ! J’arrive ! » Il raccroche, tourne les talons. Je le retiens : « Au fait, super la sonnerie ! » « Quoi la sonnerie ? » « Ben, Papa Was A Rolling Stone » « Papa quoi ? ». «… Was A Rolling Stone. Un méga tube des Temptations produit par … » « Non mais j’ai pas le temps, la prochaine fois, mon vieux…» Bon d’accord, tant pis, mais pour ceux qui auraient comme Tommy Wood une sonnerie commençant par quatre notes de basse obstinées, un coup de charleston entêtant et une guitare wha wha faisant « wha wha wha », autant vous en informer : c’est Papa Was A Rolling Stone, un méga tube des Temptations de 1972 produit par Norman Whitfield, le Richard Wagner afro soul de la Tamla Motown, l’homme qui a tout changé. Mais reprenons…
Les Temptations sont arrivés chez Motown en 1962 sous le nom de The Primes. Ils formaient une manière d’arc-en-ciel vocal. Paul Williams, puissant baryton, en était le leader. Otis Williams- sans lien de parenté avec le précédent puisqu’il est né Miles - était ténor. Melvin Franklin faisait la basse et Eddie Kendricks était le contre-ténor (la voix haut perchée appelée aussi falsetto). La carrière de ce quatuor homogène avait radicalement changé avec l’arrivée de David Ruffin, garçon talentueux, quoiqu’un tantinet arrogant et imprévisible, qui avait immédiatement procuré au groupe un point focal sur scène et un ancrage viril sur disque, sa voix contrastant avec le timbre féminin de Kendricks, doux et léger comme la soie. Longtemps, les Temptations furent les protégés de Smokey Robinson qui leur taillaient sur mesure des chansons au romantisme pastel hérité de l’époque Doo Wop, style qui avait connu son apogée à la fin des années 50 et obsolète depuis. Smokey leur proposait de préférence des ballades qu’il composait en songeant au miel que Kendricks avait dans la gorge, pareil au sien. En fait, le groupe gagnait à être découvert en live. L’élégante pyramide de leurs voix, les costumes classieux, les enchaînements de pas et de mouvements, exécutés avec un naturel, une grâce et une maîtrise confondantes, leur valaient la réputation de meilleure attraction Motown. Sauf que le succès tardait à venir. Entre 1962 et 1965, ils n’avaient eu qu’un seul vrai hit, My Girl. Devenu vice-président de la Motown, Smokey se rendait moins disponible. Quant au trio Holland-Dozier Holland, il était suffisamment occupé avec les Supremes et les Four Tops.
C’est alors qu’un jeune auteur compositeur producteur entra en piste: Norman Whitfield. Whitfield fait alors figure de trublion au sein du cocon embourgeoisé de la Motown, dont la philosophie est de franchir coûte que coûte le Rubicon séparant musique noire et grand public (blanc). Lui est plutôt en prise avec son époque et la montée en puissance des contre-cultures afro américaines, dont le Black Power est le poing ganté menaçant. Il entend apporter sa contribution à la reconquête d’une fierté noire et de fait, se trouve en opposition avec l’esprit maison, pas vraiment radical, où l’essentiel est de procurer du divertissement et d’engranger les tubes. Whitfield a deviné le danger guettant la firme: la formule sonore cadenassée et un système de production endogamique où les influences extérieures sont suspectes. Lui, au contraire, perçoit dans la montée des revendications communes à la jeunesse noire et blanche, ainsi que dans la révolution sonore qui s’amorce sur la côte ouest, un point de convergence et une chance de moderniser le son du label. Un certain Sylvester Stewart, plus connu sous le nom de Sly Stone, va lui donner raison avec sa Family Stone, provoquant à San Fransisco un formidable clash entre psychédélisme et funk music. L’ironie c’est que les Temptations, avec qui il va mener sa petite révolution maison, est alors le groupe le plus conformiste de la firme. A partir de 1966, Norman prend les choses en main, durcit les morceaux (Ain’t Too Proud To Beg, Loosing You) et , conséquemment, donne à David Ruffin, et à sa voix deep soul, le premier rôle.
Le vrai tournant intervient en 68 avec Cloud Nine ( le Nuage n°9) qui flirte avec les horizons psychédéliques et évoque clairement les substances narcotiques aidant à les atteindre. Les Temptations, hier encore si conventionnels, se mettent à arborer des coiffures afro et des fringues super flashy. Avec Cloud Nine, Motown fait un formidable bond en avant et beaucoup de ce qui a précédé devient soudain passablement has been. Ce premier pas dans la 3ème dimension sera suivi de plusieurs autres dont Psychedelic Shack et Ball of Confusion où peu à peu le format chanson s’efface devant une conception sonore plus expérimentale. L’orchestration symphonique se marie à un beat de plus en plus funky transformant ainsi le morceau en véritable une suite, idée qui arrivera à pleine maturation avec Papa Was A Rolling Stone quatre ans plus tard.
En 1972, les Temptations n’ont plus rien à voir avec la formation originale. David Ruffin s’en est allé poursuivre une carrière solo, bientôt suivi par Eddie Kendricks. Ils ont été remplacés par Dennis Edwards (ex-Contours) et Damon Harris, respectant ainsi le dispositif vocal d’origine. Papa … est d’ailleurs un parfait croisement entre doo wop, funk psyché et soul symphonique, voie sur laquelle s’est également engagé Isaac Hayes à cette époque. A l’origine, Whitfield l’a écrit pour ce groupe lancé deux ans plus tôt, The Undisputed Thruth. Mais leur version restera ignorée tandis quand celle des Tempts va devenir une sorte de pilier de discothèque pendant plusieurs mois. La version de l’album ( All Directions) faisant plus de 12 minutes, Motown en sort une de 6’ , répartie sur les deux faces d’un même single. Mais en club, les dj’s préfèrent aligner la version longue, livrant leur public au pouvoir hypnotique de cette ligne de basse obstinée et aux vertiges d’un tobogan stéréophonique jamais aussi bien dessiné. Jusqu’à l’atmosphère un peu sinistre que dégagent les arrangements de cordes qui ajoute à l’envoûtement général. C’est que, loin de diffuser l’enthousiasme débridé de la fin des années 60, Papa…,quatre ans après l’assassinat de Martin Luther King, sonne un peu comme le requiem de la nation noire américaine orpheline de père mais aussi de direction ( le titre de l’album All Directions trahit plutôt une certaine désorientation).
Le thème du père insaisissable fait en outre écho aux personnages du cinéma blaxploitation, bad boys à la dérive et grands frères des rappeurs gangsta. Raison parmi d’autres faisant que vingt sept ans plus tard, cette rapsodie en black majeur hante les discos comme notre mémoire collective. Un morceau multiservice comme on en fait plus : parfait pour planer, pour groover, pour faire le sexe. Et génial comme sonnerie de téléphone.
11.
Yvonne Fair The Bitch Is Black (1974)
C’était l’époque où Betty Davis (seconde épouse de Miles) s’attirait les foudres de la très conservatrice NAACP (National Association For the Advancement of Coloured People). Non contente d’exhiber assez de son anatomie pour ébranler les fondations de cette vénérable institution, reflet de la majorité morale afro américaine, l’ancien mannequin (et première femme de couleur à défiler) chantait le genre de chose qui heurtait salement l’idée qu’on se faisait de l’exemplarité au sein de la communauté. L’un de ses titres fétiches, « J’aurais de la chance si je me fais prendre ce soir » sera d’ailleurs interdit de diffusion dans des villes comme Detroit et Philadelphie. Betty était certes une fieffée scandaleuse, le genre freaky à prendre des drogues, à traîner la nuit avec Sly Stone et Jimi Hendrix (Miles la soupçonnait d’avoir couché avec le guitariste). Mais que penser de ces autres soul sisters, plus modérées d’ordinaire, qui se mettaient elles aussi à lâcher les freins de la décence en abordant les thèmes du sexe, de la jalousie et des ragnagnas par la face la plus hard. Millie Jackson vociférait qu’elle n’en aurait jamais assez (Feelin’ Bitchy) tandis que le trio Labelle demandait (en français) : « Voulez vous couchez avec moi ce soir ? », avec dans la voix cette ingénuité perverse qui ne lassait pas de nous faire rougir. D’autres amazones, Chaka Khan et Freda Payne notamment, montaient à leur tour à l’assaut de cette forteresse du pouvoir masculin : l’obscénité, ou à tout le moins sa mise en scène. Avec cette nuance notable la différenciant de l’usage qu’en faisaient leurs homologues mâles : ces femmes semblaient atteindre à travers cette transgression une forme tout à fait rageuse et extatique de la revanche. On peut citer également dans ce registre sulfureux Marva Whitney, ancienne choriste de la revue James Brown et l’une des premières divas à s’affranchir par le funk d’un joug héréditaire. Et c’est à une autre ancienne choriste de Mister Dynamite que Tamla Motown allait s’intéresser à la même époque, Yvonne Fair.
En 1974, Yvonne Fair portait son nom comme l’ironie d’un destin pas toujours juste (en anglais to be fair). Membre anecdotique d’une mouture tardive des Chantels, l’un des premiers girl groups de l’histoire rendu célèbre par son tube de 1957 Maybe, elle avait intégré la troupe de James Brown en 63 et y était restée cinq ans, le temps d’apprendre le dur métier des tournées et de vivre une brève histoire d’amour avec le boss himself, dont elle aura une fille Venisha Brown. Dans sa biographie (The Godfather of Soul) Brown vante son professionnalisme et ses dons vocaux, assez exceptionnels il est vrai, mais ne dit mot de sa liaison. A la fin des années 60, elle rencontre Chuck Jackson qui la présente à Berry Gordy. Son passage chez Motown sera symptomatique d’une politique de mise à l‘épreuve. Au final, Yvonne n’inscrira qu’un seul album au catalogue, ne pouvant faire le poids face à l’artillerie lourde Jackson 5, Marvin Gaye, Stevie Wonder et autres Commodores (1er groupe de Lionel Richie) qui bombardent hit sur hit. Longtemps estampillé « trésor caché », The Bitch Is Black a depuis été réédité et se doit de figurer dans la discothèque idéale de tout funk sucker. Son titre (La salope est noire) était certainement le plus blasphématoire qu’on puisse imaginer compte tenu de l’époque où fierté black se conjuguait souvent avec féminisme. Il ouvrait en fait un espace symbolique inédit pour une chanteuse soul, espace dans lequel allaient s’engouffrer 20 ans plus tard les petites mafieuses du rap comme Lil’Kim, Eve et Missy Elliott. Sur la pochette, la dame apparaît dans une tenue semblant sortir d’un sex shop, genre Betty Page SM, un fouet à la main. Cette provocation, ce choix d’une image où domination rime avec dépravation, le même que feront en l’occurrence Betty Davis et Millie Jackson, prenait le contre-pied d’une Diana Ross, parfait modèle d’intégration bourgeoise, et poussait encore plus loin la posture « panthère noire » d’une Pam Grier, devenue Coffy au cinéma. Mais passé le décodage des signes, c’est encore à la musique que revient tout le mérite de cet album magistral. Norman Whitfield s’y révèle intraitable aux manettes, durcissant et boostant les basses (comme sur le fantastique Funky Music Sho Nuff Turns Me On) sans rien sacrifier à un relief sonore soul symphonique, devenu sa marque de fabrique depuis ses premières tentatives avec les Temptations. Aidé par l’arrangeur Paul Riser, le meilleur à ce poste, entouré de la crème des musiciens maison tels Dennis Coffey et Wha Wha Watson à la guitare, Eddie Greene à la batterie et le légendaire Jamie Jamerson à la basse, Whitfield nous régale de morceaux limpides et grondants comme des torrents de montagne. Mais évidemment, rien de cette luxuriante mise en son n’aurait de sens sans la voix sublime, renversante, cataclysmique de Miss Fair. Sa version de It Should Have Been Me suffit à détrôner la plupart des reines du genre, à commencé par Gladys Knight qui l’a créé. On ne sait jamais qui de la rage ou désespoir sort vainqueur de cette fabuleuse ballade. Le disque plante évidemment bien d’autres clous dans notre idolâtrie comme ce Love Ain’t No Toy mais finalement l’album ne fera frémir que l’épiderme de quelques inconditionnels et la chanteuse, sans doute trop en avance sur son temps, retournera à jamais dans l’anonymat. Décédée mystérieusement à Las Vegas en 1994, Yvonne Fair aura droit à un hommage posthume à travers les témoignages de gens qui l’ont connue (dont Dionne Warwick, Chuck Jackson et Lionel Richie) recueillis pour la réédition de The Bitch Is Black en 2008.
12.
Jackson 5 Moving Violation (1975)
En 1975, la carrière des Jackson 5 se trouvait à la croisée des chemins. Ce n’était plus exactement la pétillante fratrie qui 5 ans plus tôt régalait le public de l’Ed Sullivan Show avec des acrobaties millimétrées en costumes d’Arlequin, inspirait un dessin animé dominical et enfilait les tubes les uns après les autres (ABC, I Want You Back, The Love You Save…), mais un boys band à la recherche d’un second souffle. Michael, le plus jeune, le plus doué du clan, avait beaucoup perdu de son aura d’enfant Roi du show bizz. Hier encore les petites filles le dévoraient des yeux tandis qu’il bondissait sur scène à la manière d’un James Brown miniature, décochant des harmonies minérales avec un timbre de jeune faon en train de s’ébattre dans la clairière fleurie de son premier printemps. Or ne fleurissait plus chez lui à cette époque que des boutons d’acné qui le rendaient à la fois triste et furieux. La puberté était décidément une croix bien odieuse à porter.
A cette abjection dermatologique s’ajoutait l’infamie d’une voix qui s’autorisait à muer, à perdre de l’éclat cristallin des débuts pour émettre des sons plus graves. Voilà ce qui arrive lorsqu’on a commencé une carrière à 8 ans et demi. Une horreur ! Et puis il y avait aussi le goût de l’époque qui changeait. Les ballades guimauves encore inscrites à leur répertoire étaient passées de mode et l’heure était à la danse. Décidément, ce milieu des années 70 était bien délicat à négocier pour le quintet soul le plus populaire d’Amérique depuis les Temptations, et parmi les plus gros vendeurs de disque que la Tamla Motown n’ait jamais signé. L’affaire était suffisamment prise au sérieux pour que Berry Gordy décide d’un plan d’urgence.
On recruta une nouvelle équipe de producteurs, composée de Mel Larsen et Jerry Marcellino, en lieu et place de The Corporation qui avait accompagné les Jackson depuis leurs débuts. Mais beaucoup plus bluffant encore, on fit appel à la triplette magique des années 60, Holland Dozier Holland qui avaient quitté le label en 1968 dans un grand fracas conjuguant rancoeurs, noms d’oiseaux et actions en justice. Ce renfort inattendu, voire inespéré, voire ahurissant, illustre à quel point il s’agissait d’une opération sauvetage. H D H débarquèrent dans les studios Motown de Los Angeles à la manière de pompiers pyromanes. A la veille de la déferlante disco, Forever Came Today, Body Language et le morceau titre Moving Violation faisaient d’ailleurs grimper la fièvre du Samedi soir de quelques degrés avec de grands coups de boutoir à la batterie et des cocottes infernales à la guitare. Même s’ils s’auto citent dans Moving Violation (qui réutilise la fameuse intro de You Keep Me Hanging On des Supremes), HDH ne semblent pourtant pas être venu ici pour exécuter un travail de commande.
Ils ajoutent un peps et une étincelle qui confère à l’ensemble une modernité entre post funk et pré disco, où brassées de violons et stomp disco mènent le bal. Un alliage qui devait permettre au groupe de rebondir. Outre le fait qu’il s’agit d’un fabuleux et inusable "party record", dégageant cette énergie euphorisante caractéristique de la musique black west coast de l’époque, c’est aussi un moment stratégique dans la carrière des 5, comme de Michael en tant qu’artiste solo. Ce sera du reste le dernier album de la famille pour Motown. Après ce coup de maître, Joe Jackson père refusera de reconduire le contrat liant ses fils à Jobete, la maison d’édition de Gordy, préférant signer avec CBS/Epic.
Dans les mois qui suivront, le groupe se rebaptisera The Jacksons (le nom Jackson 5 appartenant toujours à Motown) et amorcera une triomphale seconde carrière chez Epic sous la direction artistique des maîtres de la Philly Soul, Gamble & Huff. Marié à une des filles Gordy, Jermaine restera quant à lui fidèle à son ancien label. Sans doute avec regret, car avec Destiny, Triumph et Victory, la tornade Jacksons allait non seulement tout emporter sur son passage mais aussi réinventer les canons du genre soul. Quant à la chrysalide transformant ce vilain petit boutonneux de Michael en Prince de la pop universelle, elle commence définitivement ici.
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