Pendant quelques années, les Temptations étaient le trésor de la Motown alors même que leurs disques ne rencontraient pas le succès escompté.
David Ruffin était le chanteur lead des TemptationsAu sein d'un groupe dont on disait qu'il était composé de cinq leads...
Un portrait de David Ruffin signé Common Man, sur le blog Un Autre Regard :
Les Temptations
The Temptations, "I Can't Get Next To You"
"No matter how hard you try
You can't stop me now
No matter how hard you try
You can't stop me now
Yes, my skin is black
But that's no reason to hold me back
Oh think about it, think about it,
Think about it, think about it
Think about it, think about it, think about it.
I have wants and desires just like you
So move on aside cause i'm a-comin' through
Oh no matter how hard you try you can't
Stop me now
No matter how hard you try you can't stop me now.
Yes, your skin is white
Does that make you right
Walk on and think about it, think about it
Think about it, think about it
Think about it, think about it, think about it.
This is a message, a message to y'all
Together we stand divided we fall
Black is a color just like white
Tell me how can a color determine whether
You're wrong or right
We all have our faults yes we do
So look in your mirror (Look in the mirror)
What do you see? (What do you see?)
Two eyes, a nose and a mouth just like me.
Oh your eyes are open but you refuse to see
The laws of society were made for both
You and me
Because of my color I struggle to be free
Sticks and stones may break my bones
But in the end you're gonna see my friend
Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now)
Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now)
Say it loud! I’m Black and I’m Proud!
(No matter how you can’t stop me now.)
Say it loud! I’m Black and I’m Proud!
(No matter how you can’t stop me now.)"
Qui a dit qu'une pop song n'avait rien à dire ? Parvenir à faire un tube d'une chanson qui décrit les structures familiales mises à mal par l'absence du père est, reconnaissons-le, sacrément osé (surtout quand l'intro instrumentale s'éternise plus de 4 minutes avant que les voix n'entrent en scène). Car c'est bien cela le sujet de "Papa was a Rolling Stone". La démission paternelle n'est pas propre aux familles noires américaines, comme l'ont montré les travaux de l'anthropologue Oscar Lewis, mais elle est inscrite ici dans ce contexte particulier à travers la figure emblématique du rolling stone, vagabond, magnifique ou complètement paumé selon le point de vue, buveur et coureur de jupons. La chanson raconte les interrogations d'un jeune garçon concernant cette figure paternelle qu'il ne connaît que par les rumeurs négatives circulant sur son compte et qui somme sa mère de lui dire la vérité sur cet homme.
"It was the third of September.
That day I'll always remember, yes I will.
'Cause that was the day that my daddy died.
I never got a chance to see him.
Never heard nothing but bad things about him.
Mama, I'm depending on you, tell me the truth.
And Mama just hung her head and said,
"Son, Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Papa was a rolling stone, my son.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
Well, well.
Hey Mama, is it true what they say,
that Papa never worked a day in his life?
And Mama, bad talk going around town
saying that Papa had three outside children and another wife.
And that ain't right.
HEARD SOME talk about Papa doing some store front preaching.
TalkIN about saving souls and all the time leeching.
Dealing in debt and stealing in the name of the Lord.
Mama just hung her head and said,
"Papa was a rolling stone, my son.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Hey, Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
Hey Mama, I heard Papa call himself a jack of all trade.
Tell me is that what sent Papa to an early grave?
Folk say Papa would beg, borrow, steal to pay his bill.
Hey Mama, folk say that Papa was never much on thinking.
Spent most of his time chasing women and drinking.
Mama, I'm depending on you to tell me the truth. Mama looked up with a tear in her eye and said,
"Son, Papa was a rolling stone. (Well, well, well, well)
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"I said, Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
David Eli Ruffin est né en 1941 dans le Mississipi et il a dix mois quand il perd sa maman. Les balbutiements de sa vie ont posé dans ses fondations la douleur. Pour ajouter au drame il a un père (remarié entre temps) abusif et le jeune David quitte la maison à quatorze ans. Faut il que bien des destins artistiques trouvent leur source dans d’immenses déchirures ? L’homme ne sera pas, et on le comprend disert sur les drames de son enfance. Mais les silences les plus lourds cachent parfois d’insondables douleurs et d’incurables blessures d’enfance. Qui dira jamais quelles furent celles qui posèrent les fondations d’une destinée tragique ?
Au hasard des rencontres, avec Jimmy son frère aîné chanteur il est mis en contact avec Berry Gordy qui connaîtra la carrière et l’aura qu’on connaît. En 1964, après l’éviction du chanteur du groupe Temptations, et après que Jimmy son frère eût décliné l’offre de remplacer ce dernier, David Ruffin devient la membre du groupe mythique. Il fait les chœurs tandis que les autres membres du groupe se relayent pour enregistrer les solos du groupe. Puis Smokey Robinson écrit pour David Ruffin « My Girl » qui sera un phénoménal succès et propulsera le chanteur dans une lumière éblouissante, il sera le leader du groupe. Le temps et le succès aidant notre homme est victime d’un mal courant dans le milieu dans lequel il évolue : une inflation de l’ego qui rend difficile les relations avec le reste du groupe. A la question égotique vient se greffer une addiction à la cocaïne qui le retient loin de choses telles que la ponctualité ou la présence à des répétitions, réunions voire performances scéniques. Lorsque le groupe « Supremes » change de nom pour devenir « Diana Ross et les Supremes », David Ruffin estime que son groupe doit suivre la même route en détachant son nom du reste du groupe. Cette crise, des tensions avec Berry Gordy, les exigences financières du chanteur font que la situation est au bord de l’explosion. Au milieu de l’année 1968, la goutte d’eau qui fera déborder les vases de ces nombreux différents sera la légèreté avec laquelle David Ruffin préfèrera assister au concert de sa petite amie de l’époque plutôt que d’être sur scène avec le groupe lors d’un concert. C’en est trop ! Il est remercié derechef et remplacé aussitôt. Lui qui avait rejoint le groupe pour remplacer un chanteur congédié, aussi indispensable qu’il se soit cru est viré à son tour. Est-il possible qu’il n’ait pas cru que ce soit possible ? Toujours est il qu’il a perturbé bien des concerts des Temptations en s’immisçant sur la scène pour chanter notamment My Girl. Si les fans étaient ravis, ses anciens collègues goûtaient peu la farce. Un service d’ordre des plus musclés se mit en place pour empêcher cette plaisanterie qui s’éternisait. Au milieu de toutes ces péripéties peu sympathiques un homme était à la dérive : David Ruffin.
Les Temptations
Notre homme entama un carrière solo et connut quelques succès parmi lesquels une reprise du standard de Ben E King « stand by me ». Mais rapidement le succès s’émoussa par manque de soutien de la Motown d’une part et aussi suite aux ravages causés par la funeste addiction à la cocaïne. Il quittera la Motown en 1977. Malgré des rencontres musicales intéressantes (Hall & Oates) sa carrière ne sera pas flamboyante. Dans les années 80, il chantera en duo avec un ancien membre des Temptations Eddie Kendrick et fera même une tournée avec son ancien groupe.
David Ruffin avait une compagne pour son malheur fidèle et cette funeste compagne aura raison de lui le 1er juin 1991 l’emportant par une overdose. C’est ainsi que s’achève l’histoire visible d’un homme dont l’enfance scellée cachait des douleurs qui peut être expliquent cette fuite vers les ailleurs promis par les paradis artificiels. Je ne peux m’empêcher d’être touchée par l’enfant qui n’avait que dix mois quand sa mère Ophelia a quitté cette terre le laissant avec un père qu’on dira abusif.
Une partie de ses obsèques a été prise en charge par Michael Jackson. Stevie Wonder et Aretha Franklin ont chanté pour l’accompagner de ce qu’on appelle sa dernière demeure.
Il reste la voix, le talent indéniable d’une vie qui dans le fond aura été tragique, derrière la lumière éblouissante des projecteurs, derrière les cris des fans et autres pâmoisons. La vie de David Eli Ruffin mort à cinquante ans.
Common man
The Temptations, "Get Ready"
Le Démiurge du son Motown, deuxième période...
Norman Whitfield était encore un tout jeune homme quand il commença à traîner dans les locaux de Motown, à sa célèbre adresse du 2648 West Grand Boulevard. A cette époque-là, les lieux étaient encore ouverts. Les futures Supremes se feront remarquer de la même façon. En traînant et "squattant" dans les parages. Le jeune Norman passait ainsi des heures, assis sur les marches descendant au Studio A, sans dire un mot, jamais. Mais aux aguets, observant tout dans les moindres détails. Earl Van Dyke, le pianiste, se rappelle : "Norman would sit there for a year, man. He watched everybody". Silencieux mais toujours présent, il finit par attirer le regard de Berry Gordy qui finit par l'embaucher pour s'occuper du Quality Control Department. Payé 15$ la semaine, Norman Whitfield est chargé d'écouter tous les disques, toutes les démos. Plus tard, lors des réunions, il sera décidé à la majorité quelles seront les sorties...Norman Whitfield, "qui ça ?". C'est malheureusement ce que demanderait la majorité de nos concitoyens. Si mon élan quantitativo-positiviste avait du temps à perdre, il bloquerait les issues de la rue de la Loge, entre la Comédie et la place Jaurès, délimiterait un tronçon de plage à Palavas, renouvellerait l'expérience en mille autres lieux, et interrogerait les gens pris dans les mailles pour, j'en suis persuadé, invariablement obtenir les mêmes résultats, désolants quant à la culture musicale de nos compatriotes : si sur ces échantillons, pris au hasard, un seul petit % connaissait Norman Whitfield, je serais soulagé et pourtant, je doute même que cela soit le cas...
Eh oui, c'est dur d'être un démiurge plutôt qu'un frontman à minettes... Ce soir, nous allons donc, modestement, contribuer à réparer cette injustice et rendre à cet impérial producteur ce qui lui revient.
Régulièrement, depuis des années, je m'interrogeais : comment se fait-il qu'aucun artiste de la nouvelle génération n'ait été déloger la légende Norman Whitfield de sa retraite. Je restais persuadé que son sens visionnaire des architectures musicales saurait donner un relief inédit au travail de ses jeunes contemporains. J'étais alors certain qu'il aurait bénéficié, pour l'occasion, d'une couverture médiatique digne de ce nom, qu'il aurait été re-découvert et aurait coulé ses vieux jours auréolé d'une gloire tardive auprès du grand public. Hélas, cela ne sera pas. Il ne nous reste donc que la rétrospective pour l'évoquer ici. Quant à la gloire, nulle inquiétude, les amateurs de la chose funk et soul l'ont depuis longtemps accueilli dans leur sanctuaire et l'Histoire, quant à elle, sait reconnaître ceux qui laissent une trace plus profonde qu'une crotte de lapin. Et sa place dans l'Histoire est majeure, rien moins que l'invention du son de la Tamla-Motown deuxième période, la Motown 2.0 comme on dirait maintenant, à savoir la psychedelic soul, une façon bien à lui de le remettre en prise avec son temps.
Né en 1940, Norman Whitfield est décédé le 16 septembre 2008, de complications liées au diabète. Une maladie dont Nick Tosches, qui en souffre lui-même, prophétisait qu'aux Etats-Unis, elle allait devenir un fléau plus meurtrier encore que le sida. Natif de New York, le jeune Norman suit sa famille à Détroit, Michigan. Présent quasiment depuis les débuts de la Motown, il fut repéré dès ses 19 ans pour sa détermination à intégrer le label par son fondateur, Berry Gordy, et en a gravi les échelons avant d'en devenir une des personnalités les plus influentes.
Otis Williams, une des voix des Temptations, le connaissait déjà avant la Motown et racontait qu'il produisait un effet certain sur la gente féminine : "You know Norman and I go back even further than Motown, because I first got to know Norman back in 1958 when he was with Popcorn Wylie and the Mohawks. I tell you, even back then he stood out in the crowd. We'd play these dates and I'd watch the women watching him, going 'Oh my God, look at the light skinned one on the end' and the girls were going ga-ga over him even then!" Dans la logique de division du travail qui caractérise le label, il est embauché pour participer à l'écriture des chansons. Il appartient également au Service Qualité qui sélectionne les morceaux qui seront publiés. Il connaissait donc déjà tous les rouages du label avant d'y acquérir le rôle éminent que l'on va évoquer ce soir.
"I Heard It Through the Grapevine" en vagues successives...
Norman Whitfield avait beau faire partie de l'équipe du Quality Control, ce n'est pas pour autant qu'il avait "carte blanche" pour choisir les morceaux qui devaient sortir en singles. Les péripéties liées à ce qui allait devenir un titre-phare de l'aventure Motown, "I Heard It Through the Grapevine", sont révélatrices de l'obstination de Whitfield mais aussi du mode de fonctionnement du label. Les réunions du Quality Control avaient lieu tous les vendredis matins pour décider des sorties de la semaine suivante. Les choix se faisaient par un vote tout ce qu'il y a de démocratique. Certains étaient bien sûr plus égaux que d'autres. Au moins concernant Berry Gordy qui, lui, possédait un droit de veto.
Avant de devenir un tube interprété par Gladys Knight & The Pips, le titre subit trois rebuffades. Norman Whitfield, qui avait écrit le morceau avec Barrett Strong, était convaincu de son potentiel commercial. Il en enregistra une première version, interprétée par Smokey Robinson & The Miracles. Elle ne passa pas le cap du Quality Control. Cela ne fit pas baisser les bras à notre homme. Il embaucha alors les Isley Brothers pour un nouvel enregistrement qui... connut le même sort que le premier. D'autres auraient certainement baissé les bras, pas lui, toujours persuadé de tenir là un hit en puissance. Il la proposa cette fois-ci à Marvin Gaye et choisit d'en ralentir la cadence. Berry Gordy n'était toujours pas convaincu.
Pas démonté, animé de la même conviction, Norman Whitfield en enregistra alors une quatrième version, interprétée cette fois-ci par Gladys Knight & The Pips, des "seconds couteaux" de la Motown, originaires d'Atlanta, toujours au cours de l'année 1967. Il leur accorda quelques semaines pour parfaire leurs arrangements vocaux, après que Marvin Gaye ait quand même passé deux mois sur la sienne, ce qui témoigne si besoin est du soin apporté à la production. La version cette fois-ci uptempo pouvait sonner assez "sudiste", inspirée notamment par le "Respect" d'Aretha Franklin... Ca y est, cette fois-ci, c'était la bonne. Et encore, ce ne fut pas sans mal que Gordy céda. En effet, selon l'article Wikipédia consacré à cette chanson, Norman Whitfield dut prendre Berry Gordy entre quatre yeux et le "séquestrer" pour lui faire écouter cette dernière mouture. (Cette émission ayant été diffusée en septembre, en en reprenant aujourd'hui le texte, je ne peux qu'être frappé par le parallèle avec l'actualité récente, qui abonde de cadres dirigeants séquestrés par leurs employés touchés par des plans sociaux. Mais j'ignore bien si Berry Gordy le fut au sens propre par Norman Whitfield. Auquel cas, on conseillera à tous les travailleurs tentés par la perspective de faire subir pareil sort à leur patron, de se démarquer des paroles d'un autre tube composé par Norman Whitfield : "Ain't Too Proud to Beg" !).
Quoi qu'il en soit, si le titre bénéficia d'une sortie en 45 tours, cela fut sans gros effort promotionnel. Les Pips durent s'appuyer sur leur réseau de disc-jockeys amis de par le pays pour obtenir que le disque soit diffusé sur les radios. Avec succès, puisque le morceau grimpa jusqu'au n°1 des charts R&B, le 25 novembre 1967 et devint en quelques semaines le single le plus vendu par Motown à ce jour.
Cela ne suffisait pas encore à Norman Whitfield. In extremis, il obtint que la version de Marvin Gaye sur son nouvel album, In The Groove. Et ce fut "I Heard It..." qui fut le plus diffusé par les disc-jockeys, plutôt que le single officiel de l'album, "You". Si le flair artistique de Berry Gordy fut pris à défaut sur ce coup-là, il n'en fut pas de même de son sens des affaires. Aussi la sortie en single fut-elle décidée. La version de Marvin Gaye devint donc, à son tour, après celles des Pips, n°1 des charts R&B et disque Motown le plus vendu (détrôné plus tard par le "I'll Be There" des Jackson 5).
Bien des années plus tard, félicité pour le son "révolutionnaire" de ce morceau, comparé à du "vaudou moderne" lors d'une interview, le journaliste lui demanda s'il avait eu l'impression de créer quelque chose de très particulier. Marvin Gaye eut l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y était pour rien : "J'étais trop jeune pour réagir ainsi et je ne me considérais pas encore comme un artiste. Je me contentais de faire tout mon possible pour qu'on puisse tirer quelque chose des chansons que j'interprétais, pour qu'on puisse en faire des disques. J'étais en studio avec Norman Whitfield, un producteur très doué qui travaillait aussi avec les Temptations à l'époque. Il m'a montré une voie que je croyais adéquate et je me suis lancé" (Les Inrockuptibles n° 25, 1990).
Et, bien sûr, dans toutes ces versions, ce sont les Funk Brothers qui jouent derrière !
Motown et le nouvel esprit du temps
Un signe de l'importance que prit Norman Whitfield au sein de la Motown s'illustre par le fait qu'il prit les rennes des Temptations, qui étaient la plus belle vitrine du label, sa garantie d'excellence absolue. Le brain en plus, c'est un peu comme quand on dit de Ribéry qu'on lui "a donné les clés de l'équipe de France", Berry Gordy avait donné à Norman Whitfield les clés des Temptations, et par extension la direction artistique du label.
La ligne claire qui avait imposé le succès commercial du label commençait à apparaître un peu trop aseptisée au regard de l'agitation de ces années-là : James Brown inventait le funk stricto sensu et balançait ses morceaux comme autant de bâtons de dynamite, Jimi Hendrix révolutionnait le language de la guitare et se voyait adulé par un public rock et blanc, Sly osait un hybride de soul et de rock pour inventer son funk nerveux, sans parler de la bande de déjantés menés par George Clinton qui avaient abandonné le doo wop pour le funk psychédélique, embarqués dans un gros trip d'acide. La Motown avait pris un sacré coup de vieux. Il fallait la remettre en prise avec le zeitgeist de ces années d'effervescence. La tache fut principalement confiée à Norman Whitfield. Et c'est dans le rôle de producteur qu'il put s'épanouir et rayonner. Il ne se contenta pas de suivre le goût du jour, il imposa sa vision.
Norman Whitfield et son compère parolier Barrett Strong furent une des paires de compositeurs les plus inspirés de la Tamla Motown. On leur doit l'ouverture du label sur des thèmes plus sociaux et politiques. Mais le duo savait aussi trousser des love songs qui ne reculait pas devant l'hyperbole. Ainsi ce "You've got my soul on fire", ici interprété par un Edwin Starr au bord de l'apoplexie. Et que dire de ce "Can't get next to you" : "je peux bâtir un château à partir d'un seul grain de sable, je peux faire naviguer un bâteau sur la terre ferme mais ma vie n'est pas complète si je ne peux être près de toi".
C'est cependant par son ouverture sur des thèmes en prise avec les changements sociaux que la paire Whitfield/Strong parvint à être en résonance avec le climat de l'époque. Encore aujourd'hui, certains de ces refrains gardent toute leur acuité. "War", l'hymne pacifiste en réaction à la guerre du Vietnam, interprété par Edwin Starr, est un titre qui aurait pu prendre un sérieux tour d'actualité ces derniers mois. Heureusement, si le gouvernement américain s'apprête à verser 700 milliards de $ dans son système bancaire, cela laissera moins de marge aux projets belliqueux. On doit en faire péter le Champomy du côté de Téhéran.
Les tensions raciales sont évoquées sans tabou, mais toujours avec la volonté de cross-over qui caractérise l'aventure Motown depuis ses origines, comme l'illustre les paroles de "Message From a Black Man", composé pour les Temptations :
"No matter how hard you try
You can't stop me now
No matter how hard you try
You can't stop me now
Yes, my skin is black
But that's no reason to hold me back
Oh think about it, think about it,
Think about it, think about it
Think about it, think about it, think about it.
I have wants and desires just like you
So move on aside cause i'm a-comin' through
Oh no matter how hard you try you can't
Stop me now
No matter how hard you try you can't stop me now.
Yes, your skin is white
Does that make you right
Walk on and think about it, think about it
Think about it, think about it
Think about it, think about it, think about it.
This is a message, a message to y'all
Together we stand divided we fall
Black is a color just like white
Tell me how can a color determine whether
You're wrong or right
We all have our faults yes we do
So look in your mirror (Look in the mirror)
What do you see? (What do you see?)
Two eyes, a nose and a mouth just like me.
Oh your eyes are open but you refuse to see
The laws of society were made for both
You and me
Because of my color I struggle to be free
Sticks and stones may break my bones
But in the end you're gonna see my friend
Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now)
Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now)
Say it loud! I’m Black and I’m Proud!
(No matter how you can’t stop me now.)
Say it loud! I’m Black and I’m Proud!
(No matter how you can’t stop me now.)"
Qui a dit qu'une pop song n'avait rien à dire ? Parvenir à faire un tube d'une chanson qui décrit les structures familiales mises à mal par l'absence du père est, reconnaissons-le, sacrément osé (surtout quand l'intro instrumentale s'éternise plus de 4 minutes avant que les voix n'entrent en scène). Car c'est bien cela le sujet de "Papa was a Rolling Stone". La démission paternelle n'est pas propre aux familles noires américaines, comme l'ont montré les travaux de l'anthropologue Oscar Lewis, mais elle est inscrite ici dans ce contexte particulier à travers la figure emblématique du rolling stone, vagabond, magnifique ou complètement paumé selon le point de vue, buveur et coureur de jupons. La chanson raconte les interrogations d'un jeune garçon concernant cette figure paternelle qu'il ne connaît que par les rumeurs négatives circulant sur son compte et qui somme sa mère de lui dire la vérité sur cet homme.
"It was the third of September.
That day I'll always remember, yes I will.
'Cause that was the day that my daddy died.
I never got a chance to see him.
Never heard nothing but bad things about him.
Mama, I'm depending on you, tell me the truth.
And Mama just hung her head and said,
"Son, Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Papa was a rolling stone, my son.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
Well, well.
Hey Mama, is it true what they say,
that Papa never worked a day in his life?
And Mama, bad talk going around town
saying that Papa had three outside children and another wife.
And that ain't right.
HEARD SOME talk about Papa doing some store front preaching.
TalkIN about saving souls and all the time leeching.
Dealing in debt and stealing in the name of the Lord.
Mama just hung her head and said,
"Papa was a rolling stone, my son.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Hey, Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
Hey Mama, I heard Papa call himself a jack of all trade.
Tell me is that what sent Papa to an early grave?
Folk say Papa would beg, borrow, steal to pay his bill.
Hey Mama, folk say that Papa was never much on thinking.
Spent most of his time chasing women and drinking.
Mama, I'm depending on you to tell me the truth. Mama looked up with a tear in her eye and said,
"Son, Papa was a rolling stone. (Well, well, well, well)
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"Papa was a rolling stone.
Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
"I said, Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home.
(And when he died) All he left us was ALONE."
Nous pourrions multiplier les exemples de chansons où critique sociale et justesse sociologique s'expriment sous forme de portraits sans fards de l'Amérique noire. On n'oubliera pas de dire : "Merci Barrett". En effet, l'apport de Barrett Strong est primordial dans cette longue série de chefs d'œuvre composé par le duo, car c'est bel et bien lui qui écrivait les paroles.
L'Ambition du grand-œuvre
Mais, outre les thèmes abordés, Norman Whitfield se chargea de faire exploser le carcan Motown par des architectures sonores toujours plus ambitieuses. Les morceaux acquirent des longueurs inhabituelles, fréquemment autour d'une dizaine de minutes. Les arrangements sollicitaient aussi bien des sections de cordes que des percussions, voire des boîtes à rythmes, ce qui au début des années 70 était carrément novateur, tandis que de nouveaux guitaristes comme Dennis Coffey ou Melvin Ragin initiaient le son Motown aux délices furieux de la pédale wah wah. Le tout sonnait à la fois plus funk et psyché, d'où le terme psychedelic soul qui allait désormais coller au travail de Norman Whitfield. Personnellement, je préférerais que l'on parle de Symphodelic Soul car il traduit l'ambition de notre homme. En effet, Whitfield travaillait à son grand-œuvre, peaufinant ses compositions en les faisant enregistrer par différents interprètes, comme nous l'avons déjà expliquer à travers l'exemple du morceau "I Heard it Through the Grapevine". A ce titre, rien n'est plus révélateur de cette démarche que son travail avec le trio The Undisputed Truth. Composé à l'origine de Joe Harris, Billie Rae Calvin et Brenda Joyce, le groupe est monté de toutes pièces par Whitfield. N'ayant pas la notoriété des Tempts, il a les mains libres pour expérimenter avec eux son répertoire. Il est en effet très frappant de constater que celui-ci est quasiment le même que celui de leurs glorieux partenaires de label : "Papa was a Rolling Stone", "Ball of Confusion", "Smiling Faces...". Ce qu'enregistrait les Temptations était donc interprété également par The Undisputed Truth. Là où l'on trouvait une certaine similarité entre les versions, on serait alors tenté de parler d'esquisse, de brouillon. Sinon, d'expérimentations, de recherches...
Parce que les Temptations étaient le groupe-phare de la Motown, c'est par le biais de leur collaboration que les productions de Norman Whitfield firent vite autorité. C'est une dizaine d'albums qu'il réalisa pour le groupe entre With a Lot O' Soul, en 1967, et 1990, en 1973. Les Temptations abandonnèrent vite leurs costumes pour des chemises à fleurs, chaque membre du groupe pouvant se distinguer et n'étant plus tenu de porter la même tenue uniforme que ses partenaires. Tous, par contre arboraient, désormais une coupe afro du meilleur effet.
La photo ci-contre date de 1973. Elle est extraite du verso de la pochette de Masterpiece et elle illustre un point de non-retour. Le groupe vécut très mal le fait que leur producteur apparaisse plus gros qu'eux sur la photo. Nous disions que Norman Whitfield était cantonné, de par son rôle, à être un homme de l'ombre. Cela ne l'empêchait pas d'avoir une haute idée de son rôle et de grandes ambitions quant à son travail. La photo est une belle métaphore du démiurge qui tient sa créature dans son esprit.
Interrogé en 2001, Otis Williams, un des membres d'origine du groupe, avait toujours quelque mal à digérer la chose et en garde une certaine rancœur : "Vous parlez de quelqu'un qui voulait tout contrôler et qui se comportait de façon quasiment dictatoriale en studio, avec des idées arrêtées, très rigides, sur ce qu'il voulait. A l'époque de Masterpiece, on a commencé à se sentir comme Norman Whitfield & The Temptations, comme si notre travail sur l'album n'était qu'un ajout. Ca vous donne une idée de l'ego du gars, que sa photo soit plus grosse que la nôtre !" ("You are talking about a man who was into control and almost dictatorial in the studio, with very rigid ideas about what he wanted and how he went about getting it. (...) It was about that time that we began to see ourselves as Norman Whitfield and the Temptations, that our work on the album was almost an afterthought. It gives you an idea of the ego of the man that his image should be bigger than ours, but as I said earlier we had a tremendous run of success with Norman and I'm not about to knock that").
Ayant quitté la Motown quand le succès commençait à le fuir, Norman Whitfield monta son propre label, Whitfield Records, en 1973, afin de poursuivre ses expériences soniques. Il entraîna donc sa créature (The Undisputed Truth) dans l'aventure, mais aussi Edwin Starr, Junior Walker ou Rose Royce. Du son sympho-delic qui fit sa renommée, il glissa plus avant vers le funk et le boogie dans sa version modernisée disco.
Déjà, cette même année, alors qu'il était encore sous contrat avec le label de Berry Gordy, il signa deux titres de l'album G.I.T. (Get It Together) des Jackson 5. Deux titres à rallonge comme il savait si bien en produire : "Mama I Got A Brand New Thing (Don't Say No)" et "Hum Along and Dance". Pour ce dernier titre, emmené par les lead-vocals de Jackie et Tito, on a droit à 8 minutes 38 de pure folie où la batterie marque le break et reste omniprésente : pas de la gnognotte sirupeuse, du gros funk qui déchire.
S'il grapilla encore quelques hits de ci, de là, les années 70 post-Motown demeure la partie de son œuvre qui est la moins connue. Certes, il n'invente plus le son qui caractérise son époque, il n'est plus celui qui sait "what time it is", mais pourtant, les amateurs de funk peuvent continuer à s'abreuver jusqu'à plus soif dans ses productions d'alors tant leur groove reste infaillible. On illustrera ce soir cette période par le terrible "Tazmanian Monster" (quel titre !?), interprété par ses fidèles Undisputed Truth, mais aussi par le célèbre "Car Wash" de Rose Royce. Le titre fait partie de la B.O. du film éponyme. Est-ce sa dernière véritable heure de gloire ? En tout cas, en 1977, le film était en compétition au Festival de Cannes et Norman Whitfield reçut à cette occasion le Prix de la Meilleure Participation Musicale. A-t-il foulé le tapis rouge et monté les marches, je l'ignore mais nous resterons sur cette image plutôt que d'évoquer ses démêlés avec le fisc... Et l'on continuera de rêver à ce qu'il aurait pu réaliser comme architecture sonore, qui soit plus qu'un simple écrin, pour la voix de nos interprètes contemporains. Est-il idiot de se dire qu'un album de, au hasard, Erykah Badu produit par Norman Whitfield, ça aurait pu avoir de la gueule ?
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