Ce blog a été conçu comme support documentaire à la conférence donnée par Olivier Cathus à la Médiathèque Centrale d'Agglomération Emile Zola, le 22 novembre 2009. Sous l'impulsion de Christophe Vigneron, bibliothécaire du secteur musiques, durant une semaine, plusieurs animations ont rendu hommage à cette formidable aventure musicale : projections, quizz musical et, donc, cette conférence dont vous pouvez retrouver ci-dessous la trame et garder trace de cet événement.
La mort de Michael Jackson a donné un relief particulier à cet anniversaire de la Motown. Il était un des artistes emblématiques de cette aventure, même si c'est après avoir quitté Berry Gordy que sa popularité a atteint des records.
Lors de la soirée célébrant les 25 ans de Motown, en mai 1983, alors que tous les artistes ayant fait la légende Motown rendaient hommage à son fondateur, Berry Gordy, présent dans la salle, Michael Jackson interpréta son nouveau tube, "Billie Jean". C'était la condition à son passage sur scène. Ce fut la seule musique n'appartenant pas au répertoire Motown. Mais ce fut aussi la première fois que Michael Jackson dansait le moonwalk en public, un pas qui allait devenir sa "marque de fabrique" en quelque sorte. Cette exclusivité est peut-être à interpréter comme un hommage à Berry Gordy...
Motown célèbre ses cinquante ans. L'entreprise fondé par Berry Gordy a Détroit a considérablement marqué l'histoire de la musique de ce dernier demi-siècle mais a également fait figure de symbole. C'est une brillante illustration de l'American Dream, qui prend un sens d'autant plus particulier que son fondateur et dirigeant est noir. Les valeurs portées par Motown ont quelque chose de profondément américain, cette glorifiation de l'esprit d'entreprise d'un self made man. Les valeurs de Motown, c'est aussi une volonté d'intégration de la population noire qui souhaite toucher également un public blanc, sans pour autant se renier, dans un élan contemporain du Mouvement pour les Droits Civiques.
On ne pourra pas nier à Berry Gordy sa lucidité : "When I was 11 years old I was taking black newspapers into white neighborhoods to sell them, because I liked those newspapers, so I thought other people would like them, too. The first week I sold a lot of papers because I was cute. I took my brother the next week and didn’t sell any. One black kid was cute. Two—a threat to the neighborhood". Un peu comme les Auvergnats chez nous, en quelque sorte...
Cet événement commémoratif prend une résonance particulière depuis l'élection de Barack Obama à la Présidence de la République des Etats-Unis d'Amérique. Sa propre déclaration : "Motown a fait de moi l'homme que je suis" y a bien entendu participé. Le premier Président noir cite donc Motown et ce n'est pas qu'une parole en l'air. Julian Bond, le dirigeant de la N.A.A.C.P, la National Association for the Advancement of Colored People, ne dit pas autre chose : "Motown shaped the culture and did all the things that made the 1960s what they were. So if you don’t understand Motown and the influence it had on a generation of black and white young people, then you can’t understand the United States, you can’t understand America".
Bien naturellement, Berry Gordy y trouve matière à s'enorgueillir : "The thing that makes me so thrilled about the whole Obama experience, it's not just me but the whole world, it seems that we're joined together and it's the same philosophy that we've had for years and years and years. And knowing that Obama is a Motown lover, I'd like to think that some of his philosophical points came from that kind of thinking, that Motown-type thinking. So I'm extremely proud. I never thought in my lifetime that I would see a black man as president and there are so many dreams and aspirations not only of the black people but also of white people and that's what's so heart-warming about this all is that the white people feel the same way and it's so warming to me."
Si Motown a été une formidable entreprise commerciale et artistique, sa réussite a aussi été perçue avec une immense fierté par la population noire américaine. Dans un pays où cette dernière considère souvent le musicien blanc comme le "boy who stole the soul", Motown faisait figure de revanche sur le destin. Le succès des Glenn Miller, Elvis Presley et autres était perçu comme un vol de la musique noire par les Blancs. Donc une maison de disques dirigés par des Noirs et parvenant à vendre ses artistes au public blanc rencontrait l'adhésion.
Berry Gordy, au-delà de son flair pour les affaires, se sentait partie prenante d'un vaste mouvement, celui pour les Droits Civiques, mené notamment par Martin Luther King. C'est d'ailleurs une coïncidence locale que cette conférence ait lieu, ici à Montpellier, le même week-end que l'inauguration de la Maison Pour Tous Rosa Parks, autre figure emblématique de ce mouvement. C'est un fait moins connu que les nombreux tubes produits mais, parmi les disques sortis par Motown, figurent également les discours de Martin Luther King, pressés en vinyl par Gordy.
Pour simplifier les choses, on pourrait considérer qu'aux Etats-Unis, la population noire bascule entre deux grands courants, celui de l'affirmation nationaliste, revendiquant parfois le repli sur la communauté, et celui de l'intégration, cherchant à obtenir une égalité en s'adressant à tout le pays.
En termes musicaux, il est commun d'opposer Motown et son rival sudiste, Stax. Motown, c'est Détroit, Stax, Memphis. Dans la belle somme de Peter Guralnick, Sweet Soul Music (Ed. Allia), on part du postulat que Motown, c'est de la pop, en opposition avec Stax : "lorsque je parle de soul music, je ne me réfère pas à la musique du label Motown, phénomène presque exactement contemporain mais s'adressant bien plus au public de la pop, blanc et inscrit dans un processus d'industrialisation. (Pour Jerry Wexler, vice-président d'Atlantic Records et porte-parole de la faction rivale l'exploit de Motown fut de réaliser 'quelque chose qui sur le papier était impossible. Ils ont pris la musique noire et l'ont balancée directement au beau milieu des teenagers blancs américains.')" (cf. Sweet Soul Music, p. 10).
Cette opposition met en outre l'accent sur un rivalité géographique Nord / Sud, où seul le Sud, authentique berceau de la Soul, pourrait se targuer d'en produire, à la différence du Nord industriel. Cette distinction Nord / Sud est cependant réelle, comme en témoigne la façon dont Berry Gordy considérait le saxophoniste Junior Walker, originaire de l'Arkansas qu'il signa pourtant, ainsi que le raconte Francis Dordor, dans son évocation en 15 titres de Motown pour les Inrocks : "Au début Berry Gordy, patron de la Motown, ne semblait guère empressé d’accueillir un ensemble instrumental au sein d’une écurie constituée essentiellement de groupes vocaux, Temptations et autres Supremes. 'Ce plouc ne sait pas chanter. Et il ne sait pas lire non plus' répétait-il, faisant référence à l’illettrisme du saxophoniste qui avait signé son contrat sans pouvoir en déchiffrer le moindre mot, ce qui entre parenthèses nous en dit assez long sur le mépris des noirs urbains du nord envers ceux, ruraux , du sud".
Beaucoup plus trivial et pragmatique, Otis Redding expliquait la différence entre Stax et Motown par le fait que chez cette dernière, on faisait beaucoup d'overdubs lors des enregistrements. Alors que chez Stax, tous les instruments étaient enregistrés en même temps. Question technique donc, Stax mit aussi pas mal de temps avant d'investir ne serait-ce que dans un 4 pistes, or comme le dit Otis, "you can't overdub on a one-track machine".
Par ailleurs, il est même étonnant de lire un témoignage de Jerry Wexler, d'Atlantic Records, qui distribuait les disques Stax, qui confessait que leur musique était fréquemment qualifiée de "Motown Music" par le grand public ! "Which is a great tribute to Berry. That's why nowadays it takes people with more of an acute consciousness to distingush between Motown and all of our music : early Atlantic, southern Atlantic, Memphis, Muscle Shoals, Miami. Which was closer to the root. (...) But it didn't get us the fantastic global recognition that Motown got. People hear Wilson Pickett today and they think, "Motown" (...) It's the best measure of how much Berry Gordy accomplished. It takes people who are true fans - not just listeners - to have the energy and the drive to make that distinction" (David Simons, Studio Stories, BackBeat Books, 2004, pp. 107-108).
Berry Gordy lui-même a revendiqué le terme de pop pour qualifier la musique de Motown : pop, ça veut dire populaire et si vous vendez des millions de disques, vous êtes forcément populaires. “When I started in music,” he says, “it was for the cops and robbers, the rich and poor, the black and white, the Jews and the Gentiles. When I went to the white radio stations to get records played, they would laugh at me. They thought I was trying to bring black music to white people, to ‘cross over,’ and I said, ‘Wait a minute—it’s not really black music. It’s music by black stars.’ I refused to be categorized. They called my music all kinds of stuff: rhythm and blues, soul.… And I said, ‘Look, my music is pop. Pop means popular. If you sell a million records, you’re popular.’” D'ailleurs, le slogan de Motown, à partir de 1966, sera : “the sound of young America”, et non pas the sound of Black America .
Malgré certaines critiques ayant parfois qualifié la musique Motown de "beige", et cette volonté de s'adresser à tous, Berry Gordy considère aujourd'hui avoir été un militant du "Black and Proud" : "personne dans notre entourage voulait qu'on l'appelle "noir", "noir" était considéré comme un terme négatif dans les années soixante. C'était avant que Black devienne beautiful. Les gens disaient Negro. Mais je me suis dit : un mot est un mot et je veux que "black" signifie "amour". Diana m'appelait "Black" et je l'appelais "Black". Nous voulions que les gens soient fiers d'être noirs". ("For black people, bigotry was a fact of life. We grew up with that—that’s why Diana and I started calling each other “Black.” No one wanted to be called black at that time—“black” was considered a negative word in the 60s among the people we knew. This was before black was beautiful. People said “Negro.” But I said, “A word is a word, and I want ‘black’ to mean love.” Diana called me “Black” and I called her “Black.” We wanted people to be proud of being black").
Une des idoles de Berry Gordy a toujours été Sam Cooke. Celui-ci était une star immense dont la devise était : "you have to be universal". Là encore, son charisme pourrait trouver un écho dans une figure marquante de la scène politique américaine. Dans la manière de vouloir s'imposer à l'ensemble de la société américaine, sans rien renier de son identité, en cherchant bien, on pourrait trouver quelques similitudes avec Barack Obama.
En plein mouvement pour les Droits Civiques, Sam Cooke incarnait une forme radicale de cross-over, alors même que dans la forme ses chansons et leurs arrangements pouvaient paraître empreintes de concessions. Sam Cooke, à sa façon, va tomber des barrières, la première en abandonnant le gospel pour se lancer dans une carrière profane, la deuxième en visant le succès pop, c'est-à-dire à être apprécié aussi bien du public blanc que du public noir. "You have to be universal" !
Le succès de Harry Belafonte est une inspiration pour Sam Cooke à l'aube de sa carrière profane, et pas seulement pour l'influence calypso. La bonne présentation de celui-ci, qui ruine les stéréotypes sur les Noirs, est un modèle qu'il fait sien. Il cultive un look BCBG "Ivy League" du meilleur goût. Il faut, en effet, ne pas avoir l'air menaçant pour le Blanc, sinon il ne laisserait jamais sa fille dans les parages... Sam Cooke cultive donc cette élégance et cette distinction qui lui permette de dire : "when they see me, I'm the perfect american boy. That's all they can say about me". Pour autant, jamais il ne s'est renié : il fut ainsi un des premiers artistes noirs de premier plan à cesser de se défriser les cheveux.
Et aussi l'ambition, soutenue par une confiance en son talent en béton. "I have the natural desire to be recognized as being 'the best there is' in my chosen field, and for obtaining the material things that such recognition brings. But in my case it goes even deeper than that" ("j'ai le désir naturel d'être reconnu comme 'le meilleur qui soit' dans la catégorie que j'ai choisie, et d'obtenir les biens matériels qu'une telle reconnaissance apporte. Mais dans mon cas, ça va même bien au-delà de ça", Peter Guralnick, Dream Boogie, p. 336). Il a envie d'être reconnu à sa juste valeur par tous, sans distinction de classe ni de couleur.
En 1963, la tension grimpe dans le sud alors que le mouvement pour les droits civiques se développe. Quand des groupes de R&B passent en concert, la police se montre plus présente, intimidante. Là où les audiences sont mixtes, elle tend des cordes dans la salle, pour séparer les Noirs des Blancs. La position de Sam est inconfortable, "it's a hard spot to be in, knowing what the situation is and pretending everything is great", confiait-il à Bobby Womack : comment ne pas donner l'impression aux siens qu'il s'éloignait d'eux tout en continuant à séduire le public blanc ? Il y parvenait cependant, restant toujours proche de la rue, ne craignant pas les embrouilles : "this is where I come from, and if I get scared to come down here, then I'm in trouble" (ibid. p. 486).
Cette prise de conscience des problèmes raciaux qui touchent son pays mûrit pour aboutir au texte bouleversant de "A Change is gonna come". C'est à J.W. Alexander qu'il la chanta pour la première fois, comme étonné lui-même de cette chanson si différente de tout ce qu'il avait pu écrire jusqu'alors. Il la lui chanta plusieurs fois, en s'accompagnant simplement à la guitare, ému et excité à la fois. Avant de finir par dire : "I think my daddy will be proud" (ibid. p. 541). Il convient bien sûr de reproduire les paroles, évidemment, avant de préciser que ce n'est qu'à titre posthume que cette chanson rentra à la postérité :
C'est cette chanson que citera Barack Obama lors de son élection : "it's been a long time coming". Sans minimiser les inégalités persistantes, à sa façon, l'aventure de Motown a, elle aussi, témoigné de ce changement en cours au sein de la société américaine.
L'histoire de Motown est aussi celle de Berry Gordy. Cette histoire est l'une des plus marquantes qui soit. Mais si l'on remonte la généalogie de la famille Gordy, l'histoire est là encore passionnante et semble porter les germes de ce qui sera Motown.
L'histoire des Gordy n'est pas ordinaire. On sait qu'aux Etats-Unis, un exode rural massif a poussé les populations noires des états du sud vers les villes industrielles du nord. Ces populations fuyaient la misère. Dans le cas de la famille Gordy, c'est l'inverse... Parce qu'ils devenaient trop riches pour des Noirs dans le sud, ils durent se résoudre à migrer vers Détroit où des opportunités s'offriraient à qui possède l'esprit d'entreprise.
Pour comprendre comment cette famille put connaître la prospérité, il faut remonter encore d'une génération, avec la naissance de Berry Gordy, premier du nom. Celui-ci est le fils de Jim Gordy. Jim Gordy est un Blanc, un propriétaire terrien qui possèdent quelques esclaves. Est-ce en raison de ses valeurs chrétiennes ou d'une sincère affection pour sa partenaire esclave, Esther Johnson, toujours est-il qu'il prit soin de son fils bâtard Berry (1854-1913). Lequel reçut la même éducation qu'un enfant blanc de son âge et apprit donc à lire et écrire.
Berry Gordy, premier du nom, est petit, petit mais cotaud, clair de peau, et possède un caractère bien trempé, du genre têtu... Il épouse Lucy Hellum (métisse noire et indienne), ensemble ils auront 23 enfants dont 9 seulement survivront... Dont un Berry, né le 10/7/1888.
Reconnu par ses voisins, aussi bien Noirs que Blancs, comme un leader, un big dog, Berry I réussit à économiser pour acheter 168 acres à Oconee County (Géorgie), dans les années 1890, quand un siècle plus tard, la majorité des Noirs est toujours constamment endettée auprès des propriétaires blancs. Berry I et sa femme notaient les moindres dépenses et rentrées d'argent... Ainsi, ils ont évité de s'endetter et personne ne pouvait contester ce qui leur était dû.
Berry II suivait son père, s'intéressait aux affaires des adultes, à la différence de ses frères qui filaient jouer dans les champs. Devant son intérêt, son père l'embauche pour, le samedi, l'accompagner vendre les produits de la ferme. Son rôle est de calculer la valeur de la livre de coton. Il l'incite à étudier le droit tandis que les affaires familiales continuent de prospérer. Berry I parviendra à acheter 100 acres de plus, une grande maison, un commerce et un atelier de forgeron. Frappé par la foudre, il meurt en 1913. C'est son fils, Berry II, qui assume spontanément le rôle de chef de famille. Plutôt que de répondre aux sollicitations de ceux qui voulaient devenir "administrateurs" des biens familiaux, et risquer de se les approprier, Berry II et sa mère se firent porter eux-mêmes administrateurs. Il résista aux sollicitations de tout ordre.
Appelé par l'armée, il réussit à se faire réformer très vite : sa loyauté allait à sa famille et ses biens plutôt que la patrie. En 1918, il épouse Bertha Ida Fuller, elle-même issue d'une famille de big dogs. Bertha est maîtresse d'école. Il a 30 ans, elle 19.
Berry II délaisse le coton pour les fruits, légumes, le bétail. Et surtout, en 1922, la vente d'un chargement de bois, coupé sur les terres de la famille rapporta 2600$, une somme astronomique à cette époque pour un Noir en Géorgie. Les lynchages étaient encore fréquents dans ces années, conduits sous la pression du Ku Klux Klan. Plus de 1500 lynchages sont ainsi recensés dans les vingt premières années de ce siècle. Comme l'écrit Nelson George, dans Where Did Our Go ?, "to a white mob given enough moonshine, possession of a check for $2,600 could easily appear to be an act of defiance against white supremacy" (p. 6 : pour une bande de Blancs bien éméchés, être en possession d'un pareil chèque pour un Noir pouvait facilement être interprété comme un acte de défiance à l'égard de la suprématie blanche).
Devant cette menace, Berry décide de monter, à la suite de son frère John, vers le Nord. Comme le note Nelson George, "It is ironic that Berry had been forced to travel to Detroit because he had made too much money; it was the hope of making more money that lured his fellow travelers to that city's burgeoning car-making machine" (p. 7 : il est ironique de constater que Berry a été forcé de voyager jusqu'à Détroit car il avait trop d'argent quand c'était, au contraire, l'espoir de trouver de l'argent dans cette capitale de l'industrie automobile qui incitaient ses compagnons à fuir la misère du Sud).
Ford a été fondé en 1901 et commence à embaucher des Noirs à partir de 1914. Mais c'est seulement à partir de 1920 qu'il devient le premier employeur de travailleurs noirs de l'industrie automobile, à cause des pénuries de main d'œuvre qui sont une des conséquences de la première guerre mondiale.
Pour un Noir, c'était alors la meilleure opportunité professionnelle imaginable. Le Journal of the Negro Race écrivait, en 1947, que "quand les autres fabricants restraignaient les travailleurs noirs à diverses corvées et aux tâches d'entretien, Ford les employait pour du travail qualifié et les mettaient sur les chaînes de montage, au même titre, et en compagnie, de travailleurs blancs" (cf. Nelson George, p. 8)". Trente ans plus tard, ce ne sera plus le cas.
Pourtant, les choses ne sont pas simples pour Berry Gordy II. La fortune que représentait le chèque a été partagé à parts égales entre tous les membres de la famille et la somme qui lui reste est, par conséquent, bien modeste. Qu'importe, il est dur à la tâche, motivé et possède, comme son père, un sacré esprit d'entreprise. Il apprend d'abord le métier de plâtrier, après avoir remarqué que celui-ci payait bien. Quelques années plus tard, il ouvre la Booker T. Washington Grocery Store, et crée une entreprise de plâtrier et de charpentier, ainsi qu'une imprimerie. Le choix du nom est porteur de sens. Booker T. Washington, fondateur de l'Université de Tuskegee et auteur de Up From Slavery, est un militant de l'élévation et de l'intégration du peuple noir aux Etats-Unis. Les valeurs transmises par les parents Gordy à leurs enfants sont les siennes : "sweat and labor, along with education, as the only viable tools for the attainment of equality" (le travail et l'éducation sont les seuls moyens fiables d'atteindre l'égalité).
Le père Berry se consacre à son entreprise, sa femme Bertha étudie (commerce, économie). En 1945, elle est une des trois co-fondatrices de Frienship Mutual Life Insurance Company et milite au Parti Démocrate.
Les deux plus jeunes fils, Robert et Berry, sont moins motivés par le travail manuel que la danse et la musique. Berry est déjà attiré par la réussite et l'argent mais cherche à fuir un travail aux horaires trop strict. Il se cherche mais quand il trouve une voie, il s'engage à fond, avec détermination et motivation. C'est ainsi qu'il se lance dans une carrière de boxeur, qu'il abandonne vite. Sa passion étant le jazz, contemporain du be-bop, il admire Monk et "Bird". Outre leur musique, il apprécie leur style, leur parler. Il s'imaginait plus hip et cool qu'il ne l'était vraiment (après tout, il vient d'un milieu où l'éthique est celle du travail, ce qui doit laisser des traces).
En 1953, il ouvre la 3-D Record Mart, un magasin de disques. Pour Berry Gordy, le jazz est de l'art. Mais il peine à vendre suffisamment et doit mettre la clé sous la porte deux ans plus tard. Il se retrouve alors dans l'embarras. Sans emploi ni diplôme, déjà père de famille... Il sera donc contraint de faire ce qu'il a toujours évité : intégrer un poste d'ouvrier dans une usine de la marque Lincoln.
Il entend très vite se consacrer à sa nouvelle passion : l'écriture de chansons. Il profite de ses sœurs Anna et Gwen. Celles-ci sont très intéressés par la musique et fréquentent les musiciens. Ces derniers sont attirés par la séduction des filles Gordy, qui en profitent pour leur présenter leur jeune frère, en disant qu'il est songwriter...
Malgré quelques tubes, comme le "Reet Petite", interprété par Jackie Wilson, Gordy comprend que l'auteur ne touche pas grand chose lors du succès d'un disque mais que les maisons de disques empochent la majeure partie des bénéfices. Il voit sa sœur Gwen et son compagnon, Billy Davis, montrer l'exemple en fondant le label Anna Records. Dont le premier succès, "Money, (That's What I Want) est interprété par Barrett Strong et composé par... Berry.
Détroit, dans le Michigan, est la capitale de l'industrie automobile américaine, surnommé Motor-City, sa croissance au début du XXe siècle est très forte. Issu d'une famille très entreprenante, comme nous l'avons vu plus haut, Berry Gordy fut pourtant contraint de travailler un temps à l'usine. C'est cependant un type d'organisation qui l'influencera dans sa façon de structurer Motown.
Un modèle d''organisation
Si les liens familiaux sont au cœur du projet, Berry Gordy s'inspire de la division du travail qui caractérise l'industrie automobile... Le processus de création rentre dans la production line, la chaîne de production. Depuis l'Ecole de Francfort, on parle d'industrie culturelle. Et la métaphore industrielle correspond tout à fait au monde du divertissement américain. Hollywood, c'est "l'usine à rêves", Motown l'usine à tubes...
Si sa sœur Gwen l'a précédé dans la création d'un label, quand Berry Gordy se lance, il retient les leçons de son observation du marché de la musique. Il se porte d'abord acquéreur d'un petit pavillon, situé au 2648 West Grand Boulevard, qu'il aura vite fait de nommer "Hitsville U.S.A.". Ensuite, il fonde la Berry Gordy, Jr. Enterprises, l'éditeur Jobete Music, la Motown Record Corporation et l'International Talent Management Inc....
Mais l'esprit de famille se mêle intrinsèquement ici à la culture corporate. Le père Berry II est enfin très fier de son rejeton qui ne semblait pas, plus jeune, trop rentrer dans les clous. Les sœurs sont là, Anna épousera Marvin Gaye, Gwen, Harvey Fuqua.... Et Esther, l'aînée, sera toujours un "pilier" de Motown.
Afin de maîtriser au mieux le plus de maillons dans la grande chaîne de l'économie de la musique. Les disques sont enregistrés pour Motown, les chansons éditées par Jobete et la carrière des artistes gérée par ITM.
Motown est précurseur dans bien des domaines : par exemple, dans les techniques d'enregistrement, dans l'émulation par la concurrence interne, dans le création d'un département Artist Developement, courant aujourd'hui dans les majors de l'industrie du disques, voire dans le maniement de la "langue de bois".
Les auteurs sont mis en concurrence. La triplette H-D-H (Holland-Dozier-Holland), Smokey Robinson, Norman Whitfield et Barrett Strong, voire encore Berry Gordy rivalisent.
Le Quality Control Staff qui se réunira chaque semaine pour choisir démocratiquement quelles seraient les prochains disques à sortir des presses. Démocratiquement mais Berry Gordy possède cependant le droit de veto...
Ainsi, Norman Whitfield était sûr d'avoir écrit un tube : "I Heard Through the Grapevine". Le titre subit pourtant trois rebuffades. Norman Whitfield, qui avait écrit le morceau avec Barrett Strong, était convaincu de son potentiel commercial. Il en enregistra une première version, interprétée par Smokey Robinson & The Miracles. Elle ne passa pas le cap du Quality Control. Cela ne fit pas baisser les bras à notre homme. Il embaucha alors les Isley Brothers pour un nouvel enregistrement qui... connut le même sort que le premier. D'autres auraient certainement baissé les bras, pas lui, toujours persuadé de tenir là un hit en puissance. Il la proposa cette fois-ci à Marvin Gaye et choisit d'en ralentir la cadence. Berry Gordy n'était toujours pas convaincu.
Pas démonté, animé de la même conviction, Norman Whitfield en enregistra alors une quatrième version, interprétée cette fois-ci par Gladys Knight & The Pips, des "seconds couteaux" de la Motown, originaires d'Atlanta, toujours au cours de l'année 1967. Il leur accorda quelques semaines pour parfaire leurs arrangements vocaux, après que Marvin Gaye ait quand même passé deux mois sur la sienne, ce qui témoigne si besoin est du soin apporté à la production. La version cette fois-ciuptempo pouvait sonner assez "sudiste", inspirée notamment par le "Respect" d'Aretha Franklin... Ca y est, cette fois-ci, c'était la bonne. Et encore, ce ne fut pas sans mal que Gordy céda. En effet, selon l'article Wikipédia consacré à cette chanson, Norman Whitfield dut prendre Berry Gordy entre quatre yeux et le "séquestrer" pour lui faire écouter cette dernière mouture.
Quoi qu'il en soit, si le titre bénéficia d'une sortie en 45 tours, cela fut sans gros effort promotionnel. Les Pips durent s'appuyer sur leur réseau de disc-jockeys amis de par le pays pour obtenir que le disque soit diffusé sur les radios. Avec succès, puisque le morceau grimpa jusqu'au n°1 des charts R&B, le 25 novembre 1967 et devint en quelques semaines le single le plus vendu par Motown à ce jour.
Cela ne suffisait pas encore à Norman Whitfield. In extremis, il obtint que la version de Marvin Gaye sur son nouvel album, In The Groove. Et ce fut "I Heard It..." qui fut le plus diffusé par les disc-jockeys, plutôt que le single officiel de l'album, "You". Si le flair artistique de Berry Gordy fut pris à défaut sur ce coup-là, il n'en fut pas de même de son sens des affaires. Aussi la sortie en single fut-elle décidée. La version de Marvin Gaye devint donc, à son tour, après celles des Pips, n°1 des charts R&B et disque Motown le plus vendu (détrôné plus tard par le "I'll Be There" des Jackson 5).
Bien des années plus tard, félicité pour le son "révolutionnaire" de ce morceau, comparé à du "vaudou moderne" lors d'une interview, le journaliste lui demanda s'il avait eu l'impression de créer quelque chose de très particulier. Marvin Gaye eut l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y était pour rien : "J'étais trop jeune pour réagir ainsi et je ne me considérais pas encore comme un artiste. Je me contentais de faire tout mon possible pour qu'on puisse tirer quelque chose des chansons que j'interprétais, pour qu'on puisse en faire des disques. J'étais en studio avec Norman Whitfield, un producteur très doué qui travaillait aussi avec les Temptations à l'époque. Il m'a montré une voie que je croyais adéquate et je me suis lancé" (Les Inrockuptibles n° 25, 1990).
Le département Artist Development est partie intégrante de Motown. Les artistes de talent sont repérés, puis ils approfondissent leur formation afin de parfaire leur performances. Outre le travail musical, les artistes sont encadrés par un chorégraphe, Cholly Atkins, et encadrés pour soigner leur présentation. Plus étonnant, les services de Maxine Powell, professeur de maintien, patronne de la Finishing and Modelling School, sont sollicités. Elle intégrera Motown et son rôle sera important dans la création de l'icône Diana Ross. Elle chaperonnera même le groupe en tournée.
Le maniement de la "langue de bois" est enseigné aux artistes. De l'art de verrouiller le discours délivré aux journalistes.
Au niveau des techniques d'enregistrement, le savoir-faire Motown est incontestable.
La réflexion sur le son s'appuie sur un sens évident des réalités : la plupart des gens écoutent la musique à la radio et non sur une chaîne hi-fi de qualité. Donc les productions Motown sont conçues pour "sonner" même sur le plus basique des transistors. Tous les enregistrements sont donc testés sur un appareil de ce type avant de passer à l'étape suivante. Une certaine démocratisation du son ?
De même, Berry Gordy sait bien qu'un mix peut facilement faire illusion avec les grosses enceintes du studio et la qualité de l'équipement mais que, une fois, gravé sur vinyl, c'est moins sûr. D'où, là encore, la décision, de presser toute une série de mixes, dont les variations sont parfois infimes, afin de voir quelle est la version qui restitue le mieux les intentions des producteurs et la dynamique de la musique.
Le funk dans son jus : de brillants musiciens dans l'anonymat du Studio A
Loin de se réduire à l'image aseptisée souvent présentée, la Tamla Motown, c'est aussi du funk à l'état pur. On aura beau parler des overdubs, il faut quand même insister sur la la part de spontanéité, imposée par les cadences infernales d'enregistrement. Pour dire, le Studio A est resté ouvert 24/7 (24h sur 24, 7 jours par semaine), de 1959 à 1972 ! Pour suivre le rythme, il était impératif que les musiciens soient capables d'improviser, d'être créatifs, de se débrouiller avec leur partie sans qu'elle soit écrite ou trop précisément arrangée. C'est du moins ce qui semble ressortir des propos des membres des Funk Brothers, enfin reconnus à leur juste valeur et pour la première fois dans la lumière grâce au film documentaire Standing in the Shadows of Motown, en 2002... Vu que leurs noms n'étaient jamais crédités sur les pochettes, ils sont restés dans l'anonymat. Pire, Bob Babbitt, bassiste, témoigne du revers de cette non-créditation : "tous les requins de studios prétendaient avoir joué sur les disques de Motown afin de trouver du boulot, c'était considéré comme le plus gros bobard en cours du métier" (Télérama n° 2793, 2003).
Tous étaient issus de la scène jazz locale. Une fois encore, on mesure tout l'apport de types débauchés du jazz, cet apprentissage jazz leur donnant une incomparable souplesse, une capacité d'adaptation phénoménale. Peut-être est-ce là une preuve périphérique, une manière "en creux", de combien le jazz est la musique réellement majeure du XXème siècle, celle qui aura permis l'émergence de beaucoup d'autres.
Se désignant entre-eux comme les "Funk Brothers" (le nom n'a jamais été officiel), les Jack Ashford, Eddie "Bongo" Brown (percussions), Joe Hunter, Johnny Griffith, Earl "Chunk of Funk" Van Dyke (claviers), Uriel Jones, Richard "Pistol" Allen, "Papazita" Benjamin (batterie), James Jamerson, Bob Babbitt (basse) et autres Joe Messina, Eddie "Chank" Willis (guitares) s'enfermaient dans leur jus, dans le minuscule Studio A. Surnommé le "snake pit" (la fosse aux serpents), le local avait encore un sol en terre battue au début de l'aventure Motown. Si celle-ci est devenue quasiment légendaire, c'est par l'ambiance et la créativité des années passées dans la ville d'origine, Détroit. Le déménagement du label à Los Angeles est généralement considéré comme la perte d'une part de son âme, même s'il faut quand même rappeler que nombre de chefs d'œuvre majeurs du label datent de cette seconde période. Mais quand les "Funk Brothers" étaient à fond de cale, dans le Studio A, dehors c'était l'hiver rude de Detroit plutôt que le soleil californien, qui dessinait la couleur locale.
Berry Gordy savait bien qu'il tenait là une équipe de rêve, rien que du top notch. Les Funk Brothers restaient liés à Motown, ce qui ne les empêcha pas d'être sollicités par ailleurs. On les retrouve ainsi sur ce tube de 1966, interprété par The Capitols, "Cool Jerk". Si Gordy les autorisa, c'est peut-être aussi parce que l'auteur du morceau, Ralph Julius Jones, était marié à sa cousine Alice et qu'il était devenu le père adoptif du fils de cette dernière, le fils en question étant prénommé... Berry, en hommage à son oncle. Le genre de liens qui peut aider dès lors que l'on veut débaucher, même ponctuellement, l'orchestre du monsieur.
Inspiré d'une danse en vogue alors dans les clubs de Détroit, le pimp jerk, le morceau fut plus poliment intitulé "Cool Jerk". L'histoire retiendra qu'il est, à sa façon, un ancêtre involontaire du dub, puisque la section de cuivre oublia de se rendre à la session d'enregistrement et que le morceau fut édité tel quel.
Outre les Funk Brothers, signalons encore parmi les musiciens de Motown, les guitaristes Dennis Coffey et Melvin Ragin, qui rejoignirent le label plus tard. Rappelons juste que ce sont ces deux-là qui introduisent la wah-wah et participent à l architecture sonore de la periode suivante, sous l'égide de Norman Whitfield
Le funk de la Motown, outre la pléthore de grooves dévastateurs, se révèle dans l'investissement physique sur l'instrument. Deux anecdotes l'illustrent à merveille dans le film de Slutsky : le fait qu'il faille toujours ré-accorder le piano d'Earl Van Dyke, tellement il attaquait les touches avec force, l'usure du manche de la contrebasse de James Jamerson, là où il posait son pouce ! Retenons aussi la leçon, concise mais ultime, que Jamerson donnait à son fils en lui montrant le manche encrassé de sa basse : "the dirt keeps the funk". Nous sommes loin de l'image aseptisée de la Motown, le funk c'est la crasse...
James Jamerson, le "Tormented Genius" et sa Funk Machine
Pareille entreprise artistique collective connaît forcément son lot de destins tragiques. James Jamerson (1936-1983) en fait partie. Au même titre que Florence Ballard, évincée des Supremes, effacée par Diana Ross, ou l'intense et ingérable David Ruffin. Mis à la porte des Temptations, Ruffin revenait par la fenêtre. Se pointant sur scène alors même que le groupe avait déjà trouvé son remplaçant. Il fallait littéralement que le service d'ordre le mette dehors manu militari. Les abus de toutes sortes entraînèrent leur mort prématurée. David Ruffin eut droit à son échappée solo, ce qui convenait probablement à son ego, sans pourtant rencontrer forcément le succès. Comme avec ce titre délirant, "Me and Rock'n'Roll Are Here to Stay". Voici ce qu'en écrivait récemment Dordor : "Me & Rock’n’Roll… est la plus grande chanson de revanche de tous les temps. Jamais production n’aura été aussi spectaculaire avec les arrangements de Paul Riser qui semble vouloir inviter Richard Wagner à une funk party sous les chutes du Niagara. Section de cordes, de cuivres, chœur gospel, percussions, et la voix survoltée de Ruffin coiffant le tout : Me & Rock’Roll est le genre d’ ouragan paranoïaque qui vous colle au mur. Seul moyen de s’en faire une idée précise, puiser dans les références mythologiques : Thésée affrontant le Minotaure, le Capitaine Achab défiant Moby Dick, Moïse ouvrant les eaux de la Mer Rouge". Un autre membre des Temptations connut un destin tragique, Paul Williams que les problèmes d'alcoolisme conduiront à laisser le groupe, incapable de tenir sa place, et qui finit par se suicider, à quelques pas des locaux de la Motown...
Mais revenons à notre gros plan sur James Jamerson, devenu à titre posthume le "plus grand bassiste de tous les temps". Le projet de documentaire autour des Funk Brothers a germé par accident dans l'esprit de Slutsky quand il préparait un livre de partitions consacré à ses lignes de basse. Pour les retranscrire, il eut l'occasion de les écouter, séparées des autres pistes. Et ça l'a tout bonnement laissé sur le cul : "I was floored. They were just dripping with testosterone, bad whiskey, bad breath. It was the funkiest, grungiest thing I had ever heard in my life. It was like every single note was ready to explode".
Non content d'amener son incroyable sens du groove, Jamerson considérait que son apport était aussi une ouverture sur une dimension orientale qui, il faut bien le dire, est restée complètement inaperçue : "My feel was always an Eastern feel. A spiritual thing. Take "Standing in the Shadows of Love". The bass line has an Arabic feel. I've been around a whole lot of people from the East, from China and Japan. Then I studied the African, Cuban and Indian scales. I brought all that with me to Motown" (Rickey Vincent, Funk, The Music, The People, and the Rhythm of the One, p. 127). Tout ça joué avec un seul doigt, son index, qu'il appelait "The Hook".
Sa veuve insista auprès de Slutssky sur combien la frustration et l'amertume de n'être pas reconnu à sa juste valeur rongèrent profondément Jamerson. Au sein de la Motown, même s'il restait dans l'ombre, au moins avait-il la latitude de se montrer créatif sur son instrument. La page que lui consacre Phil Brodie est, pour l'instant, ce que j'ai trouvé de plus documenté sur le web. On y trouve des détails sur les difficultés post-Motown de Jamerson : "By 1979 things began to sour for Jamerson as chronic alcoholism, emotional problems, and medication-related mishaps plagued the bassist, leading to his eventual exclusion from the A-list of first-call session players. But the main root problem being emotional and a very deep depression. He found it very differcult to adjust to the differences between Detroit & LA methods of recording and most of the classic Motown artists had left the Motown Label. Another reason, new producers wanted him to use different strings, to alter his sound, they were writing music and not letting James put his soul into it. Everyone wanted him to sound different. They were gradually sapping him. It got to a stage where James would sit for hours listening to his old motown records where he played his funky bass lines, and remembering the freedom of his wild jamming nights, it was stressful and painful for him and for his family watching such a great musician so broken. As James Jamerson Junior said "Imagine someone going up to Dizzy Gillespie or Hendrix or some other inventive musician and demand that they play like everyone else. They were telling my Dad to stop being James Jamerson, It's not that he couldn't do it, he wouldn't". When the Funk Brothers came down to record with him late 79 they said he was a shadow of himself , it was as if someone had taken out his heart".
Nous retiendrons son enseignement, tel qu'il le confia à son fils, à propos du manche encrassé de sa basse : "the dirt keeps the funk".
Ici, l'extrait d'une émission de télé où il se livre à une petite démonstration, la basse sur les genoux, en même temps qu'il répond au journaliste...
Son fils a finalement vendu aux enchères la contrebasse de son père qu'il possédait encore lors du tournage du documentaire Standing in the Shadows of Motown. Au prix de 197 000 $, avouez que c'était tentant.
Par contre, cela fait longtemps que sa basse électrique Fender Precision, qu'il surnommait affectueusement sa "Funk Machine", a disparu. Elle lui a été volée quelque temps avant sa mort. Aujourd'hui, c'est un véritable avis de recherche qui est lancé pour retrouver "un des instruments les plus importants de l'histoire de la musique populaire" :
"It was a stock ’62 sunburst Fender Precision. The only part of the instrument that wasn’t stock was the heel of the neck, where James had carved the word ‘Funk’ into the wood and filled it in with blue ink." In addition to the carving, there are some other characteristics which only Jamerson’s son would recognize. If you think you might have Jamerson’s bass (or if you have info about its location), please call us at (650) 513-4414. Help us put this historic instrument into the Rock & Roll Hall Of Fame".
Aujourd'hui, quand on évoque les plus grandes stars de la Motown, on pense plus volontiers à Marvin Gaye ou Michael Jackson. Pourtant, celle qui incarne le mieux l'idéal Motown est sans conteste Diana Ross. Avec l'apparition de Diana Ross et des Supremes, la firme Motown va réellement passer un cap. L'ampleur de leur succès permettra de solidifier les fondations et amènera une notoriété autrement plus forte. L'histoire de Diana Ross et des Supremes est aussi, en creux, celle de la Motown, c'est celle qui résume et permet de comprendre le fonctionnement et les ambitions de Berry Gordy.
Berry Gordy a vite compris que la jeunesse, voire les enfants, étaient un public essentiel, comme en témoigne le slogan The Sound of Young America. Les artistes doivent donc aussi s'adresser à ce public, voire en étant encore enfants eux-mêmes. Steveland Judkins deviendra Little Stevie Wonder à 11 ans. Quelques années plus tard, c'est au tour de Michael Jackson et ses frères d'intégrer le giron Motown. Quant à Diana Ross, Gordy a su exploiter son allure de femme-enfant... Ci-dessous, Berry Gordy se souvient que ce genre d'artiste était parfois difficile à "gérer". Stevie Wonder avait beau être surdoué, il restait un gamin facétieux. Aveugle de naissance, son handicap provoquait parfois des incidents. Il était dans les locaux comme chez lui et circulait librement. Une de ses "gaffes" les plus récurrentes consistait à pénétrer à l'improviste dans le Studio A, y compris quand un enregistrement était en cours, car, bien entendu, il ne pouvait pas voir que la lumière rouge était allumée.
Contrairement à la légende, ce n'est pas Diana Ross qui attira l'œil de Berry Gordy sur la fratrie Jackson mais Gladys Knight, laquelle ne fut pourtant pas écoutée. Quoi qu'il en soit, leur première audition fut suffisamment époustouflante pour être enregistrée, à la va vite. Gordy prétend aujourd'hui avoir lui-même réalisé ce bout d'essai avec sa caméra Super 8.
Egalement très jeunes à leurs débuts, Diane Ross, Florence Ballard et Mary Wilson se retrouvent pour chanter. Toutes les trois viennent de familles pauvres, originaires des cités de Brewster Projects. Elles commencent à chanter ensemble sous le nom de Primettes, le pendant féminin des Primes qui, eux, allaient devenir les Temptations. Encore des gamines, elles traînaient dans les locaux, se faisaient les "mascottes" de la maison Motown, avant d'en devenir les vedettes.
Avec elles, le département Artist Development prend tout son sens. Maxine Powell, professeur de maintien et de bonnes manières, qui dirigeait la Finishing and Modeling School, est embauchée par Gordy. Elle a en charge de sophistiquer ces jeunes femmes, que l'on décrit souvent comme arrogantes, en particulier Diana (souvent qualifiée de snotty).
Maxine Powell les préparait comme si elles devaient se présenter à la Reine d'Angleterre. Elle se souvient que "most of the artists were rude and crude and speaking the street language when I met them. Diana Ross and the Supremes said they were sophisticated when they got to Motown, but that was not true; sophistication takes years, and young people are not sophisticated. The Supremes were acting snooty, especially Diana Ross. I taught her [about] being gracious and classy, because classy will turn the heads of kings and queens. I told them they had to be trained to appear in the No. 1 places around the country and even before the Queen of England and the president of the United States. Those youngsters looked at me and said, That woman is crazy: all I want is a hit record".
Les leçons de maintien de Madame Powell ont bel et bien porté leurs fruits sur les Supremes qui cultivent une distinction toute bourgeoise, ce dont témoigne un des plus grands malentendus de l'histoire de la musique populaire : leur rencontre avec les Beatles. Les "quatre garçons dans le vent" de Liverpool sont de grands fans du son Motown. En 1965, ils rencontrent les Supremes mais le fossé culturel est un gouffre. Les Anglais cultivent l'insolence rebelle du rock'n'roll quand les Supremes se contiennent derrière leur image polissée et la pratique de la langue de bois. Le fait qu'ils soient, paraît-il, sous l'effet de produits psychotropes a évidemment contribué à cette incommunicabilité anthologique, illustrant le paradoxe de la mode, à la fois désir de distinction et de conformisme, paradoxe ici représentée par les groupes en présence.
Au sein de ce trio, Diana Ross sera choisie pour être la figure centrale, la vedette autour de qui tout s'articule. Plus qu'aucune autre artiste, Diana Ross incarne Motown, en tant que structure "produisant" plus qu'un artiste, une créature. De plus, Diana Ross et Berry Gordy ont toujours eu des liens profonds, une complicité au service d'un même but... Leur histoire était aussi amoureuse, même s'ils mirent longtemps à le reconnaître. Berry Gordy restera si proche que, des années plus tard, quand Diana divorça de Robert Silberstein, après six ans de mariage, celui-ci regrettait que Diana "was totally dominated by a man who never read a book in his life".
S'il mit longtemps à admettre leur histoire privée, Berry Gordy n'a jamais fait mystère de sa foi dans le talent de Diana Ross. Comme il en témoignait : "Diana Ross was just as cute as she could be. We gave her a job for the summer, and everybody loved her in the company—she was the sweetheart of Motown. She was just so innocent. She was the personality of the group—the big eyes and all. And she was incredible with her showmanship; she was the magic in the group. (...) It’s very clear why I fell in love with Diana—because she was my star, and she came from the bottom up. With her it was not only fun, it was just like heaven working with her because she would surpass anything… and she always kept her self-esteem. She always told me, “If you think it, I can do it.” And she did". Diana Ross lui accordait toute sa confiance, ce qu'il pensait qu'elle était capable de faire, elle en était effectivement capable.
Il n'y a pas que les Supremes, tous les artistes étaient supposés suivre ces cours trois fois par semaine (certains les séchaient, il faut bien l'admettre)...
Pendant quelques années, les Temptations étaient le trésor de la Motown alors même que leurs disques ne rencontraient pas le succès escompté.
David Ruffin était le chanteur lead des Temptations Au sein d'un groupe dont on disait qu'il était composé de cinq leads...
Un portrait de David Ruffin signé Common Man, sur le blog Un Autre Regard :
David Eli Ruffin est né en 1941 dans le Mississipi et il a dix mois quand il perd sa maman. Les balbutiements de sa vie ont posé dans ses fondations la douleur. Pour ajouter au drame il a un père (remarié entre temps) abusif et le jeune David quitte la maison à quatorze ans. Faut il que bien des destins artistiques trouvent leur source dans d’immenses déchirures ? L’homme ne sera pas, et on le comprend disert sur les drames de son enfance. Mais les silences les plus lourds cachent parfois d’insondables douleurs et d’incurables blessures d’enfance. Qui dira jamais quelles furent celles qui posèrent les fondations d’une destinée tragique ?
Au hasard des rencontres, avec Jimmy son frère aîné chanteur il est mis en contact avec Berry Gordy qui connaîtra la carrière et l’aura qu’on connaît. En 1964, après l’éviction du chanteur du groupe Temptations, et après que Jimmy son frère eût décliné l’offre de remplacer ce dernier, David Ruffin devient la membre du groupe mythique. Il fait les chœurs tandis que les autres membres du groupe se relayent pour enregistrer les solos du groupe. Puis Smokey Robinson écrit pour David Ruffin « My Girl » qui sera un phénoménal succès et propulsera le chanteur dans une lumière éblouissante, il sera le leader du groupe. Le temps et le succès aidant notre homme est victime d’un mal courant dans le milieu dans lequel il évolue : une inflation de l’ego qui rend difficile les relations avec le reste du groupe. A la question égotique vient se greffer une addiction à la cocaïne qui le retient loin de choses telles que la ponctualité ou la présence à des répétitions, réunions voire performances scéniques. Lorsque le groupe « Supremes » change de nom pour devenir « Diana Ross et les Supremes », David Ruffin estime que son groupe doit suivre la même route en détachant son nom du reste du groupe. Cette crise, des tensions avec Berry Gordy, les exigences financières du chanteur font que la situation est au bord de l’explosion. Au milieu de l’année 1968, la goutte d’eau qui fera déborder les vases de ces nombreux différents sera la légèreté avec laquelle David Ruffin préfèrera assister au concert de sa petite amie de l’époque plutôt que d’être sur scène avec le groupe lors d’un concert. C’en est trop ! Il est remercié derechef et remplacé aussitôt. Lui qui avait rejoint le groupe pour remplacer un chanteur congédié, aussi indispensable qu’il se soit cru est viré à son tour. Est-il possible qu’il n’ait pas cru que ce soit possible ? Toujours est il qu’il a perturbé bien des concerts des Temptations en s’immisçant sur la scène pour chanter notamment My Girl. Si les fans étaient ravis, ses anciens collègues goûtaient peu la farce. Un service d’ordre des plus musclés se mit en place pour empêcher cette plaisanterie qui s’éternisait. Au milieu de toutes ces péripéties peu sympathiques un homme était à la dérive : David Ruffin.
Les Temptations
Notre homme entama un carrière solo et connut quelques succès parmi lesquels une reprise du standard de Ben E King « stand by me ». Mais rapidement le succès s’émoussa par manque de soutien de la Motown d’une part et aussi suite aux ravages causés par la funeste addiction à la cocaïne. Il quittera la Motown en 1977. Malgré des rencontres musicales intéressantes (Hall & Oates) sa carrière ne sera pas flamboyante. Dans les années 80, il chantera en duo avec un ancien membre des Temptations Eddie Kendrick et fera même une tournée avec son ancien groupe.
David Ruffin avait une compagne pour son malheur fidèle et cette funeste compagne aura raison de lui le 1er juin 1991 l’emportant par une overdose. C’est ainsi que s’achève l’histoire visible d’un homme dont l’enfance scellée cachait des douleurs qui peut être expliquent cette fuite vers les ailleurs promis par les paradis artificiels. Je ne peux m’empêcher d’être touchée par l’enfant qui n’avait que dix mois quand sa mère Ophelia a quitté cette terre le laissant avec un père qu’on dira abusif.
Une partie de ses obsèques a été prise en charge par Michael Jackson. Stevie Wonder et Aretha Franklin ont chanté pour l’accompagner de ce qu’on appelle sa dernière demeure.
Il reste la voix, le talent indéniable d’une vie qui dans le fond aura été tragique, derrière la lumière éblouissante des projecteurs, derrière les cris des fans et autres pâmoisons. La vie de David Eli Ruffin mort à cinquante ans.
Common man
The Temptations, "Get Ready"
Le Démiurge du son Motown, deuxième période...
Norman Whitfield était encore un tout jeune homme quand il commença à traîner dans les locaux de Motown, à sa célèbre adresse du 2648 West Grand Boulevard. A cette époque-là, les lieux étaient encore ouverts. Les futures Supremes se feront remarquer de la même façon. En traînant et "squattant" dans les parages. Le jeune Norman passait ainsi des heures, assis sur les marches descendant au Studio A, sans dire un mot, jamais. Mais aux aguets, observant tout dans les moindres détails. Earl Van Dyke, le pianiste, se rappelle : "Norman would sit there for a year, man. He watched everybody". Silencieux mais toujours présent, il finit par attirer le regard de Berry Gordy qui finit par l'embaucher pour s'occuper du Quality Control Department. Payé 15$ la semaine, Norman Whitfield est chargé d'écouter tous les disques, toutes les démos. Plus tard, lors des réunions, il sera décidé à la majorité quelles seront les sorties...Norman Whitfield, "qui ça ?". C'est malheureusement ce que demanderait la majorité de nos concitoyens. Si mon élan quantitativo-positiviste avait du temps à perdre, il bloquerait les issues de la rue de la Loge, entre la Comédie et la place Jaurès, délimiterait un tronçon de plage à Palavas, renouvellerait l'expérience en mille autres lieux, et interrogerait les gens pris dans les mailles pour, j'en suis persuadé, invariablement obtenir les mêmes résultats, désolants quant à la culture musicale de nos compatriotes : si sur ces échantillons, pris au hasard, un seul petit % connaissait Norman Whitfield, je serais soulagé et pourtant, je doute même que cela soit le cas...
Eh oui, c'est dur d'être un démiurge plutôt qu'un frontman à minettes... Ce soir, nous allons donc, modestement, contribuer à réparer cette injustice et rendre à cet impérial producteur ce qui lui revient.
Régulièrement, depuis des années, je m'interrogeais : comment se fait-il qu'aucun artiste de la nouvelle génération n'ait été déloger la légende Norman Whitfield de sa retraite. Je restais persuadé que son sens visionnaire des architectures musicales saurait donner un relief inédit au travail de ses jeunes contemporains. J'étais alors certain qu'il aurait bénéficié, pour l'occasion, d'une couverture médiatique digne de ce nom, qu'il aurait été re-découvert et aurait coulé ses vieux jours auréolé d'une gloire tardive auprès du grand public. Hélas, cela ne sera pas. Il ne nous reste donc que la rétrospective pour l'évoquer ici. Quant à la gloire, nulle inquiétude, les amateurs de la chose funk et soul l'ont depuis longtemps accueilli dans leur sanctuaire et l'Histoire, quant à elle, sait reconnaître ceux qui laissent une trace plus profonde qu'une crotte de lapin. Et sa place dans l'Histoire est majeure, rien moins que l'invention du son de la Tamla-Motown deuxième période, la Motown 2.0 comme on dirait maintenant, à savoir la psychedelic soul, une façon bien à lui de le remettre en prise avec son temps.
Né en 1940, Norman Whitfield est décédé le 16 septembre 2008, de complications liées au diabète. Une maladie dont Nick Tosches, qui en souffre lui-même, prophétisait qu'aux Etats-Unis, elle allait devenir un fléau plus meurtrier encore que le sida. Natif de New York, le jeune Norman suit sa famille à Détroit, Michigan. Présent quasiment depuis les débuts de la Motown, il fut repéré dès ses 19 ans pour sa détermination à intégrer le label par son fondateur, Berry Gordy, et en a gravi les échelons avant d'en devenir une des personnalités les plus influentes.
Otis Williams, une des voix des Temptations, le connaissait déjà avant la Motown et racontait qu'il produisait un effet certain sur la gente féminine : "You know Norman and I go back even further than Motown, because I first got to know Norman back in 1958 when he was with Popcorn Wylie and the Mohawks. I tell you, even back then he stood out in the crowd. We'd play these dates and I'd watch the women watching him, going 'Oh my God, look at the light skinned one on the end' and the girls were going ga-ga over him even then!" Dans la logique de division du travail qui caractérise le label, il est embauché pour participer à l'écriture des chansons. Il appartient également au Service Qualité qui sélectionne les morceaux qui seront publiés. Il connaissait donc déjà tous les rouages du label avant d'y acquérir le rôle éminent que l'on va évoquer ce soir.
"I Heard It Through the Grapevine" en vagues successives...
Norman Whitfield avait beau faire partie de l'équipe du Quality Control, ce n'est pas pour autant qu'il avait "carte blanche" pour choisir les morceaux qui devaient sortir en singles. Les péripéties liées à ce qui allait devenir un titre-phare de l'aventure Motown, "I Heard It Through the Grapevine", sont révélatrices de l'obstination de Whitfield mais aussi du mode de fonctionnement du label. Les réunions du Quality Control avaient lieu tous les vendredis matins pour décider des sorties de la semaine suivante. Les choix se faisaient par un vote tout ce qu'il y a de démocratique. Certains étaient bien sûr plus égaux que d'autres. Au moins concernant Berry Gordy qui, lui, possédait un droit de veto.
Avant de devenir un tube interprété par Gladys Knight & The Pips, le titre subit trois rebuffades. Norman Whitfield, qui avait écrit le morceau avec Barrett Strong, était convaincu de son potentiel commercial. Il en enregistra une première version, interprétée par Smokey Robinson & The Miracles. Elle ne passa pas le cap du Quality Control. Cela ne fit pas baisser les bras à notre homme. Il embaucha alors les Isley Brothers pour un nouvel enregistrement qui... connut le même sort que le premier. D'autres auraient certainement baissé les bras, pas lui, toujours persuadé de tenir là un hit en puissance. Il la proposa cette fois-ci à Marvin Gaye et choisit d'en ralentir la cadence. Berry Gordy n'était toujours pas convaincu.
Pas démonté, animé de la même conviction, Norman Whitfield en enregistra alors une quatrième version, interprétée cette fois-ci par Gladys Knight & The Pips, des "seconds couteaux" de la Motown, originaires d'Atlanta, toujours au cours de l'année 1967. Il leur accorda quelques semaines pour parfaire leurs arrangements vocaux, après que Marvin Gaye ait quand même passé deux mois sur la sienne, ce qui témoigne si besoin est du soin apporté à la production. La version cette fois-ci uptempo pouvait sonner assez "sudiste", inspirée notamment par le "Respect" d'Aretha Franklin... Ca y est, cette fois-ci, c'était la bonne. Et encore, ce ne fut pas sans mal que Gordy céda. En effet, selon l'article Wikipédia consacré à cette chanson, Norman Whitfield dut prendre Berry Gordy entre quatre yeux et le "séquestrer" pour lui faire écouter cette dernière mouture. (Cette émission ayant été diffusée en septembre, en en reprenant aujourd'hui le texte, je ne peux qu'être frappé par le parallèle avec l'actualité récente, qui abonde de cadres dirigeants séquestrés par leurs employés touchés par des plans sociaux. Mais j'ignore bien si Berry Gordy le fut au sens propre par Norman Whitfield. Auquel cas, on conseillera à tous les travailleurs tentés par la perspective de faire subir pareil sort à leur patron, de se démarquer des paroles d'un autre tube composé par Norman Whitfield : "Ain't Too Proud to Beg" !).
Quoi qu'il en soit, si le titre bénéficia d'une sortie en 45 tours, cela fut sans gros effort promotionnel. Les Pips durent s'appuyer sur leur réseau de disc-jockeys amis de par le pays pour obtenir que le disque soit diffusé sur les radios. Avec succès, puisque le morceau grimpa jusqu'au n°1 des charts R&B, le 25 novembre 1967 et devint en quelques semaines le single le plus vendu par Motown à ce jour.
Cela ne suffisait pas encore à Norman Whitfield. In extremis, il obtint que la version de Marvin Gaye sur son nouvel album, In The Groove. Et ce fut "I Heard It..." qui fut le plus diffusé par les disc-jockeys, plutôt que le single officiel de l'album, "You". Si le flair artistique de Berry Gordy fut pris à défaut sur ce coup-là, il n'en fut pas de même de son sens des affaires. Aussi la sortie en single fut-elle décidée. La version de Marvin Gaye devint donc, à son tour, après celles des Pips, n°1 des charts R&B et disque Motown le plus vendu (détrôné plus tard par le "I'll Be There" des Jackson 5).
Bien des années plus tard, félicité pour le son "révolutionnaire" de ce morceau, comparé à du "vaudou moderne" lors d'une interview, le journaliste lui demanda s'il avait eu l'impression de créer quelque chose de très particulier. Marvin Gaye eut l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y était pour rien : "J'étais trop jeune pour réagir ainsi et je ne me considérais pas encore comme un artiste. Je me contentais de faire tout mon possible pour qu'on puisse tirer quelque chose des chansons que j'interprétais, pour qu'on puisse en faire des disques. J'étais en studio avec Norman Whitfield, un producteur très doué qui travaillait aussi avec les Temptations à l'époque. Il m'a montré une voie que je croyais adéquate et je me suis lancé" (Les Inrockuptibles n° 25, 1990).
Et, bien sûr, dans toutes ces versions, ce sont les Funk Brothers qui jouent derrière !
Motown et le nouvel esprit du temps
Un signe de l'importance que prit Norman Whitfield au sein de la Motown s'illustre par le fait qu'il prit les rennes des Temptations, qui étaient la plus belle vitrine du label, sa garantie d'excellence absolue. Le brain en plus, c'est un peu comme quand on dit de Ribéry qu'on lui "a donné les clés de l'équipe de France", Berry Gordy avait donné à Norman Whitfield les clés des Temptations, et par extension la direction artistique du label.
La ligne claire qui avait imposé le succès commercial du label commençait à apparaître un peu trop aseptisée au regard de l'agitation de ces années-là : James Brown inventait le funk stricto sensu et balançait ses morceaux comme autant de bâtons de dynamite, Jimi Hendrix révolutionnait le language de la guitare et se voyait adulé par un public rock et blanc, Sly osait un hybride de soul et de rock pour inventer son funk nerveux, sans parler de la bande de déjantés menés par George Clinton qui avaient abandonné le doo wop pour le funk psychédélique, embarqués dans un gros trip d'acide. La Motown avait pris un sacré coup de vieux. Il fallait la remettre en prise avec le zeitgeist de ces années d'effervescence. La tache fut principalement confiée à Norman Whitfield. Et c'est dans le rôle de producteur qu'il put s'épanouir et rayonner. Il ne se contenta pas de suivre le goût du jour, il imposa sa vision.
Norman Whitfield et son compère parolier Barrett Strong furent une des paires de compositeurs les plus inspirés de la Tamla Motown. On leur doit l'ouverture du label sur des thèmes plus sociaux et politiques. Mais le duo savait aussi trousser des love songs qui ne reculait pas devant l'hyperbole. Ainsi ce "You've got my soul on fire", ici interprété par un Edwin Starr au bord de l'apoplexie. Et que dire de ce "Can't get next to you" : "je peux bâtir un château à partir d'un seul grain de sable, je peux faire naviguer un bâteau sur la terre ferme mais ma vie n'est pas complète si je ne peux être près de toi".
The Temptations, "I Can't Get Next To You"
C'est cependant par son ouverture sur des thèmes en prise avec les changements sociaux que la paire Whitfield/Strong parvint à être en résonance avec le climat de l'époque. Encore aujourd'hui, certains de ces refrains gardent toute leur acuité. "War", l'hymne pacifiste en réaction à la guerre du Vietnam, interprété par Edwin Starr, est un titre qui aurait pu prendre un sérieux tour d'actualité ces derniers mois. Heureusement, si le gouvernement américain s'apprête à verser 700 milliards de $ dans son système bancaire, cela laissera moins de marge aux projets belliqueux. On doit en faire péter le Champomy du côté de Téhéran.
Les tensions raciales sont évoquées sans tabou, mais toujours avec la volonté de cross-over qui caractérise l'aventure Motown depuis ses origines, comme l'illustre les paroles de "Message From a Black Man", composé pour les Temptations :
"No matter how hard you try You can't stop me now No matter how hard you try You can't stop me now Yes, my skin is black But that's no reason to hold me back Oh think about it, think about it, Think about it, think about it Think about it, think about it, think about it.
I have wants and desires just like you So move on aside cause i'm a-comin' through Oh no matter how hard you try you can't Stop me now No matter how hard you try you can't stop me now.
Yes, your skin is white Does that make you right Walk on and think about it, think about it Think about it, think about it Think about it, think about it, think about it.
This is a message, a message to y'all Together we stand divided we fall Black is a color just like white Tell me how can a color determine whether You're wrong or right We all have our faults yes we do So look in your mirror (Look in the mirror) What do you see? (What do you see?) Two eyes, a nose and a mouth just like me.
Oh your eyes are open but you refuse to see The laws of society were made for both You and me Because of my color I struggle to be free Sticks and stones may break my bones But in the end you're gonna see my friend
Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now) Say it … (No matter how hard you try you can't stop me now) Say it loud! I’m Black and I’m Proud! (No matter how you can’t stop me now.) Say it loud! I’m Black and I’m Proud! (No matter how you can’t stop me now.)"
Qui a dit qu'une pop song n'avait rien à dire ? Parvenir à faire un tube d'une chanson qui décrit les structures familiales mises à mal par l'absence du père est, reconnaissons-le, sacrément osé (surtout quand l'intro instrumentale s'éternise plus de 4 minutes avant que les voix n'entrent en scène). Car c'est bien cela le sujet de "Papa was a Rolling Stone". La démission paternelle n'est pas propre aux familles noires américaines, comme l'ont montré les travaux de l'anthropologue Oscar Lewis, mais elle est inscrite ici dans ce contexte particulier à travers la figure emblématique du rolling stone, vagabond, magnifique ou complètement paumé selon le point de vue, buveur et coureur de jupons. La chanson raconte les interrogations d'un jeune garçon concernant cette figure paternelle qu'il ne connaît que par les rumeurs négatives circulant sur son compte et qui somme sa mère de lui dire la vérité sur cet homme.
"It was the third of September. That day I'll always remember, yes I will. 'Cause that was the day that my daddy died. I never got a chance to see him. Never heard nothing but bad things about him. Mama, I'm depending on you, tell me the truth.
And Mama just hung her head and said, "Son, Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE." "Papa was a rolling stone, my son. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE."
Well, well.
Hey Mama, is it true what they say, that Papa never worked a day in his life? And Mama, bad talk going around town saying that Papa had three outside children and another wife. And that ain't right. HEARD SOME talk about Papa doing some store front preaching. TalkIN about saving souls and all the time leeching. Dealing in debt and stealing in the name of the Lord.
Mama just hung her head and said, "Papa was a rolling stone, my son. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE." "Hey, Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE."
Hey Mama, I heard Papa call himself a jack of all trade. Tell me is that what sent Papa to an early grave? Folk say Papa would beg, borrow, steal to pay his bill. Hey Mama, folk say that Papa was never much on thinking. Spent most of his time chasing women and drinking. Mama, I'm depending on you to tell me the truth. Mama looked up with a tear in her eye and said, "Son, Papa was a rolling stone. (Well, well, well, well) Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE." "Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE."
"I said, Papa was a rolling stone. Wherever he laid his hat was his home. (And when he died) All he left us was ALONE."
Nous pourrions multiplier les exemples de chansons où critique sociale et justesse sociologique s'expriment sous forme de portraits sans fards de l'Amérique noire. On n'oubliera pas de dire : "Merci Barrett". En effet, l'apport de Barrett Strong est primordial dans cette longue série de chefs d'œuvre composé par le duo, car c'est bel et bien lui qui écrivait les paroles.
L'Ambition du grand-œuvre
Mais, outre les thèmes abordés, Norman Whitfield se chargea de faire exploser le carcan Motown par des architectures sonores toujours plus ambitieuses. Les morceaux acquirent des longueurs inhabituelles, fréquemment autour d'une dizaine de minutes. Les arrangements sollicitaient aussi bien des sections de cordes que des percussions, voire des boîtes à rythmes, ce qui au début des années 70 était carrément novateur, tandis que de nouveaux guitaristes comme Dennis Coffey ou Melvin Ragin initiaient le son Motown aux délices furieux de la pédale wah wah. Le tout sonnait à la fois plus funk et psyché, d'où le terme psychedelic soul qui allait désormais coller au travail de Norman Whitfield. Personnellement, je préférerais que l'on parle de Symphodelic Soul car il traduit l'ambition de notre homme. En effet, Whitfield travaillait à son grand-œuvre, peaufinant ses compositions en les faisant enregistrer par différents interprètes, comme nous l'avons déjà expliquer à travers l'exemple du morceau "I Heard it Through the Grapevine". A ce titre, rien n'est plus révélateur de cette démarche que son travail avec le trio The Undisputed Truth. Composé à l'origine de Joe Harris, Billie Rae Calvin et Brenda Joyce, le groupe est monté de toutes pièces par Whitfield. N'ayant pas la notoriété des Tempts, il a les mains libres pour expérimenter avec eux son répertoire. Il est en effet très frappant de constater que celui-ci est quasiment le même que celui de leurs glorieux partenaires de label : "Papa was a Rolling Stone", "Ball of Confusion", "Smiling Faces...". Ce qu'enregistrait les Temptations était donc interprété également par The Undisputed Truth. Là où l'on trouvait une certaine similarité entre les versions, on serait alors tenté de parler d'esquisse, de brouillon. Sinon, d'expérimentations, de recherches...
Parce que les Temptations étaient le groupe-phare de la Motown, c'est par le biais de leur collaboration que les productions de Norman Whitfield firent vite autorité. C'est une dizaine d'albums qu'il réalisa pour le groupe entre With a Lot O' Soul, en 1967, et 1990, en 1973. Les Temptations abandonnèrent vite leurs costumes pour des chemises à fleurs, chaque membre du groupe pouvant se distinguer et n'étant plus tenu de porter la même tenue uniforme que ses partenaires. Tous, par contre arboraient, désormais une coupe afro du meilleur effet.
La photo ci-contre date de 1973. Elle est extraite du verso de la pochette de Masterpiece et elle illustre un point de non-retour. Le groupe vécut très mal le fait que leur producteur apparaisse plus gros qu'eux sur la photo. Nous disions que Norman Whitfield était cantonné, de par son rôle, à être un homme de l'ombre. Cela ne l'empêchait pas d'avoir une haute idée de son rôle et de grandes ambitions quant à son travail. La photo est une belle métaphore du démiurge qui tient sa créature dans son esprit.
Interrogé en 2001, Otis Williams, un des membres d'origine du groupe, avait toujours quelque mal à digérer la chose et en garde une certaine rancœur : "Vous parlez de quelqu'un qui voulait tout contrôler et qui se comportait de façon quasiment dictatoriale en studio, avec des idées arrêtées, très rigides, sur ce qu'il voulait. A l'époque de Masterpiece, on a commencé à se sentir comme Norman Whitfield & The Temptations, comme si notre travail sur l'album n'était qu'un ajout. Ca vous donne une idée de l'ego du gars, que sa photo soit plus grosse que la nôtre !" ("You are talking about a man who was into control and almost dictatorial in the studio, with very rigid ideas about what he wanted and how he went about getting it. (...) It was about that time that we began to see ourselves as Norman Whitfield and the Temptations, that our work on the album was almost an afterthought. It gives you an idea of the ego of the man that his image should be bigger than ours, but as I said earlier we had a tremendous run of success with Norman and I'm not about to knock that").
Ayant quitté la Motown quand le succès commençait à le fuir, Norman Whitfield monta son propre label, Whitfield Records, en 1973, afin de poursuivre ses expériences soniques. Il entraîna donc sa créature (The Undisputed Truth) dans l'aventure, mais aussi Edwin Starr, Junior Walker ou Rose Royce. Du son sympho-delic qui fit sa renommée, il glissa plus avant vers le funk et le boogie dans sa version modernisée disco.
Déjà, cette même année, alors qu'il était encore sous contrat avec le label de Berry Gordy, il signa deux titres de l'album G.I.T. (Get It Together) des Jackson 5. Deux titres à rallonge comme il savait si bien en produire : "Mama I Got A Brand New Thing (Don't Say No)" et "Hum Along and Dance". Pour ce dernier titre, emmené par les lead-vocals de Jackie et Tito, on a droit à 8 minutes 38 de pure folie où la batterie marque le break et reste omniprésente : pas de la gnognotte sirupeuse, du gros funk qui déchire.
S'il grapilla encore quelques hits de ci, de là, les années 70 post-Motown demeure la partie de son œuvre qui est la moins connue. Certes, il n'invente plus le son qui caractérise son époque, il n'est plus celui qui sait "what time it is", mais pourtant, les amateurs de funk peuvent continuer à s'abreuver jusqu'à plus soif dans ses productions d'alors tant leur groove reste infaillible. On illustrera ce soir cette période par le terrible "Tazmanian Monster" (quel titre !?), interprété par ses fidèles Undisputed Truth, mais aussi par le célèbre "Car Wash" de Rose Royce. Le titre fait partie de la B.O. du film éponyme. Est-ce sa dernière véritable heure de gloire ? En tout cas, en 1977, le film était en compétition au Festival de Cannes et Norman Whitfield reçut à cette occasion le Prix de la Meilleure Participation Musicale. A-t-il foulé le tapis rouge et monté les marches, je l'ignore mais nous resterons sur cette image plutôt que d'évoquer ses démêlés avec le fisc... Et l'on continuera de rêver à ce qu'il aurait pu réaliser comme architecture sonore, qui soit plus qu'un simple écrin, pour la voix de nos interprètes contemporains. Est-il idiot de se dire qu'un album de, au hasard, Erykah Badu produit par Norman Whitfield, ça aurait pu avoir de la gueule ?
Docteur en sociologie, auteur de L'Âme-Sueur, le Funk et les Musiques Populaires du XXe siècle (Ed. Desclée de Brouwer, 1998), Olivier Cathus est enseignant et formateur sur les musiques actuelles. Il anime l'émission Goutte de Funk sur Divergence-FM (93-9)